La loi de sa petite vie, cette alternance des séjours chez le
père et chez la mère, se trouvait contrariée par la mauvaise volonté du nouveau
conjoint. Alors que jusque-là le père et la mère se seraient disputé
agressivement l’enfant, soudain l’époux remarié ne penserait plus qu'à s’en
débarrasser et à la laisser, au-delà du temps prescrit, sur les bras de l’adversaire
; acte de mauvaise foi qui éveillerait le ressentiment de l’autre et lui
inspirerait le désir de se venger par une tricherie de même nature. La pauvre
enfant se trouverait ainsi pratiquement désavouée, rebondissant de raquette en
raquette comme une balle de tennis ou un volant. Cette image ne pouvait que
toucher l’imagination et lui apparaître comme le commencement d'une histoire...
Je me souviens d'avoir aussitôt pensé que, pour assurer une symétrie
convenable, le second conjoint devrait se remarier aussi. »
Le lecteur verra que la
symétrie a été poussée beaucoup plus loin, qu’après le double remariage, la
belle-mère et le beau-père de Maisie, rapprochés par elle, s’éprennent l’un de
l’autre cependant que le père et la mère volages poursuivent des aventures
multiples et folles que Maisie reflète avec sérénité. On comprend, en étudiant
cette ingénieuse construction, que Gide ait employé, à propos de James, le mot
virtuosité. Ce que savait Maisie est
un tour de force technique, à peu près inégalé dans l’histoire du roman :
les drames d'un groupe induites y sont reconstruits
sans autres matériaux que des valeurs enfantines.
Mais nous demandons à un
romancier plus qu’un tour de force. Nous cherchons dans son œuvre une peinture vraie
des passions humaines. « L’art doit être dur comme fer », disait
Henry James, et Flaubert, avant lui, homme la même foi, avait écrit : « Tu
pourras chanter l’amour, le vin et la gloire, mon bonhomme, à la condition de
n'être ni amoureux, ni pochard, ni tourlourou. »
Comment combiner le
détachement esthétique avec l’émotion vraie, tel est le problème central de l’artiste.
Henry James lui-même, si partisan qu’il soit de l’art pour l’art, a soutenu qu’en
toute grande œuvre le critique peut découvrir quelque figure secrète qui court
de roman en roman, image invisible de l’auteur, fil conducteur tissé parmi ceux
du dessin apparent, mais qui seul forme le motif essentiel. Quel est, dans le
cas de James, le « motif dans le tapis » ?
Et d’abord, y en a-t-il ?
À première lecture, on en doute. L’auteur semble dominer tous ses personnages
et les peindre avec une égale ironie. L’humour, don si précieux dans la vie,
peut devenir une malédiction pour le romancier. Virginia Woolf a montré que si
Tolstoï est ultérieur à Dickens, c’est parce que Tolstoï se garde bien de
survoler ses personnages. Il les prend au sérieux ; il souffre avec eux,
parfois même il les juge. C’est ce que ne feraient ni Flaubert, ni James.
Celui-ci n’a pas de compassion pour Maisie. Il sourit des pathétiques erreurs
de l’enfant. « Pauvre chère vieille Maisie », semble-t-il dire, et
plus généralement : « Pauvre chère vieille humanité.... » Jamais il ne prend parti, comme Wells, pour les
opprimés contre les oppresseurs. Les uns et les autres semblent être à ses yeux
également absurdes, comiques et pitoyables.
Mais lorsqu’on relit toute
son œuvre, on découvre peu à peu le fil mystérieux qui dessine « le motif
dans le tapis ». Nous avions cru Henry James snob ; dupe et victime d’un
monde européen qui n’est certes pas le meilleur. Et sans doute avait-il en
effet commencé par être plus européen que les Européens. « Avec la naïveté
de l’âge de l’innocence, dit Vernon Parrington, il
avait cru qu’une société aristocratique, celle de Mayfair
ou du faubourg Saint-Germain, devait être un mélange complexe d’impondérables
subtils. »
Le secret de James est
que, plus tard, il a découvert que cette société séduisante a
de terribles défauts, et qu’il a pris alors le parti de l’innocence. Les
personnages sympathiques de ses œuvres sont des Américains ou des enfants. Qui
a raison contre le monde vicieux et mensonger des adultes de Mayfair ? La petite Maisie et la pauvre Mrs. Wix.
Ainsi, sous l’esthète déraciné, nous retrouvons le puritain mystique de la
Nouvelle-Angleterre. L’intelligence de James lui disait : « Tu ne
jugeras point » ; son instinct jugeait. Au fond de la haute laine du
tapis, l’œil découvre le visage sévère du Bostonien.
Que ce Bostonien ait rendu
visite à Flaubert et joué des charades avec Tourgueniev ajoute à la complexité
du personnage sans en détruire l’armature. Qu’il ait été si peu apprécié dans
sa propre ville que l’on y pouvait, de son vivant, parler de « feu Henry
James », sans éveiller même un sourire, aide aujourd’hui à sa gloire « Vous
ne me découvririez pas, pourrait-il dire aux Américains, si vous m’aviez
toujours aimé ». Les Français, dont il a tant admiré l’art, finiront bien
à leur tour par reconnaître le sien.
ANDRÉ MAUROIS,
de l'Académie française.
Le procès avait paru interminable,
et certes le cas était compliqué, mais la décision du juge avait été confirmée
en appel en ce qui concernait l’attribution de l’enfant. Le père, bien qu’éclaboussé
des pieds à la tête, avait obtenu gain de cause, et recevait la garde de la fillette
en conséquence de ce triomphe ; non que la réputation de la mère fût
véritablement plus ternie que la sienne, mais l’éclat du teint féminin (et
celui de la dame en question avait été fort admiré à l’audience) semblait plus
endommagé par ces taches. Toutefois, une clause de ce verdict lui enlevait de
sa douceur aux yeux de Beale Farange : l’intimation d’avoir à rembourser à
sa femme les deux mille six cents livres sterling qu'elle avait versées trois
ans plus tôt, en vue de l’entretien de l’enfant, et précisément à la condition
qu’il n’engagerait pas de procès ; de cette somme, il avait eu l’administration,
et ne pouvait rendre le moindre compte. Cette obligation imposée à son
adversaire versait quelque baume sur le ressentiment d’Ida, émoussait tant soit
peu l’aiguillon de sa défaite, et forçait visiblement Mr.
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