Farange à baisser l’oreille.
Il était bien incapable de restituer l'argent ou de trouver à le rembourser ;
aussi, après un démêlé guère moins public et guère plus décent que la première bataille,
Mr. Farange ne sortit d’embarras que grâce à un compromis proposé par ses
conseillers légaux et finalement accepté par ceux de sa femme.
Cet arrangement le tenait
quitte de sa dette, et disposait de la fillette d’une manière digne du tribunal
de Salomon. Elle était coupée par moitié, et les tronçons jetés impartialement
aux deux adversaires. Chaque parent l’aurait pour six mois; elle passerait tour
à tour un semestre avec chacun d’eux. Ce jugement parut bizarre à des yeux
encore blessés par l’impitoyable lumière projetée sur ce père et cette mère
durant le procès, où ni I un ni l’autre n’étaient apparus le moins du monde
comme un exemple à offrir à la jeunesse et à l’innocence. Ce que ce défilé de
témoins avait fait escompter, c’était la domination, in loco parentis, de quelque
décente tierce personne, de quelque ami respectable, ou tout au moins
présentable. Sans doute, l’entourage des Farange avait-il été vainement exploré
à la recherche d’un tel trésor ; de sorte que cette tutelle scindée en deux restait
l’unique solution résolvant toutes les difficultés, une fois exclu l'envoi de
Maisie dans quelque pensionnat. Ses parents avaient plus de raisons pour s’accorder
sur cet arrangement qu’ils n’en avaient eu jusqu’ici pour s’accorder sur quoi
que ce soit avec l’aide de l’enfant; ils se préparaient désormais à jouir du
succès qui ne manque jamais aux natures vulgaires ayant dûment fait leurs preuves.
Leur rupture avait fait du bruit, et ces deux êtres parfaitement insignifiants
tant qu’ils avaient été réunis allaient se trouver très remarquables
séparément. N’avaient-ils pas produit une impression qui obligeait les gens à
chercher s’il ne se trouvait pas dans les journaux des appels en faveur de la
fillette, réverbérant ainsi, au milieu du public vociférant, l’idée qu’un
mouvement quel conque devait être entrepris, ou qu’une personne au cœur
généreux devait se mettre en avant ? Une excellente femme fit en effet
deux ou trois pas dans sa direction ; c’était une parente éloignée de Mrs.
Farange, à qui elle proposa, ayant elle-même des enfants et une nursery
fonctionnant comme une machine bien remontée, d’emmener chez elle l’objet de la
dispute et de l’installer dans ce milieu déjà tout prêt, déchargeant ainsi au
moins l’un des parents de son devoir. Pour Maisie, après les inévitables six
mois chez Beale, cette solution offrait la chance d’un plus complet changement
d’atmosphère.
— Un changement plus complet ? s’écria Ida. N’est-ce pas pour elle
un changement assez grand que de passer des mains de cette ignoble brute dans
celles de la personne au monde qui le déteste le plus ?
— Non : vous le détestez tellement que vous en parlerez sans cesse
à l'enfant. Vous le lui remettrez continuellement à l’esprit à force de le
couvrir d’injures.
Mrs. Farange ouvrit de grands
yeux :
— Et ne dois-je rien faire pour contrebalancer ses honteux excès de
langage à mon sujet ?
L’excellente femme ne
répondit pas tout de suite. Son silence portait un sombre jugement sur toute l’affaire.
« Pauvre petit chat ! »
s’écria-t-elle enfin, et ces mots furent pour Maisie une épitaphe sur la tombe
de son enfance. Elle fut abandonnée à son destin. Chaque spectateur se rendait
clairement compte que le seul lien entre son père et sa mère était cette
situation qui la transformait en une coupe d’amertume, une profonde petite tasse
de porcelaine où de mordants acides pouvaient être
versés. Ses parents n'avaient pas voulu d’elle pour le bien qu’ils pourraient
lui faire, mais pour le mal qu’ils pourraient se faire l’un à l’autre, grâce à
son aide inconsciente. Elle servirait leur colère et scellerait leur vengeance,
car le mari et la femme sortaient pareillement mutilés des lourdes mains de la
justice, qui, en dernière analyse était refusée à tout accorder à l’un comme à l’autre,
en dépit de leurs réclamations indignées. Si chacun d’eux n’obtenait qu’une
moitié, il semblait reconnu que ni l’un ni l’autre n’était donc si indigne que
le prétendait son adversaire, ou, en d’autres termes, que tous deux étaient
également indignes, puisqu'ils s’équivalaient tout au plus. La mère avait voulu
empêcher le père (c’étaient ses propres paroles) « d’effleurer même l’enfant
du regard »; et le père avait affirmé que le moindre contact de la mère « la
contaminerait, tout simplement ». Tels étaient les principes
contradictoire qui allaient présider à l’éducation de Maisie; à elle de les
accorder comme elle pourrait. Rien de plus touchant au début que son incapacité
à soupçonner les épreuves auxquelles sa petite âme sans tache allait être
soumise. Bien des gens pensaient avec horreur à ce que les efforts combinés de
ces deux tuteurs allaient tenter de faire d’elle; personne ne pouvait concevoir
à l'avance qu’ils fussent capables d’en obtenir rien de mal.
Dans ce monde-là, les gens
étaient presque uniquement occupés de commérages, mais ce couple désuni avait
au moins devant lui de sérieuses occupations. Ils se ceignirent les reins, avec
le sentiment que la lutte ne faisait que commencer. En vérité, ils se sentaient
plus mariés que jamais, d’autant plus que le mariage n’avait jamais signifié
pour eux qu’une perpétuelle occasion de disputes. Dans ces querelles, des tiers
autrefois avaient pris parti, et ces tiers s'avéraient plus nombreux que jamais
pour eux aussi, l’avenir s’ouvrait sous l’agréable aspect d’une surabondance de
potins propres à alimenter la conversation. Les nombreux amis des Farange se
rapprochèrent pour discuter leur conduite; l’esprit de contradiction
fleurissait dans une atmosphère de tasses de thé et de cigares. Tout le monde
assurait à tout le monde qui y avait là quelque chose d’extrêmement choquant, et
personne n’aurait été content si la conduite de personne n’avait été
scandaleuse. Ce couple semblait doué aux yeux du monde
d’un charme qui ne leur faisait défaut qu’à l’égard l’un de l’autre; c’était
beaucoup de pouvoir dire en faveur d’Ida que seul Beale désirait sa mort; et
quant à Beale, si par hasard quelqu’un lui arrachait les yeux, ce ne serait
jamais que sa propre femme. Tout d’abord, on les trouvait généralement fort
beaux – l’analyse pour le moment n’allait pas plus loin.
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