Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau
HONORÉ DE BALZAC
LA COMÉDIE HUMAINE
ÉTUDES DE MŒURS
SCÈNES DE LA VIE PARISIENNE
HISTOIRE DE LA GRANDEUR ET DE LA DÉCADENCE DE CÉSAR BIROTTEAU
MARCHAND PARFUMEUR, ADJOINT AU MAIRE DU DEUXIÈME ARRONDISSEMENT DE PARIS, CHEVALIER DE LA LÉGION-D’HONNEUR, ETC.

A MONSIEUR ALPHONSE DE LAMARTINE,
Son admirateur
DE BALZAC.
I
CÉSAR A SON APOGÉE
Durant les nuits d’hiver, le bruit ne cesse dans la rue Saint-Honoré que pendant un instant ; les maraîchers y continuent, en allant à la Halle, le mouvement qu’ont fait les voitures qui reviennent du spectacle ou du bal. Au milieu de ce point d’orgue qui, dans la grande symphonie du tapage parisien, se rencontre vers une heure du matin, la femme de monsieur César Birotteau, marchand parfumeur établi près de la place Vendôme, fut réveillée en sursaut par un épouvantable rêve. La parfumeuse s’était vue double, elle s’était apparu à elle-même en haillons, tournant d’une main sèche et ridée le bec de canne de sa propre boutique, où elle se trouvait à la fois et sur le seuil de la porte et sur son fauteuil dans le comptoir ; elle se demandait l’aumône, elle s’entendait parler à la porte et au comptoir. Elle voulut saisir son mari et posa la main sur une place froide. Sa peur devint alors tellement intense qu’elle ne put remuer son cou qui se pétrifia : les parois de son gosier se collèrent, la voix lui manqua ; elle resta clouée sur son séant, les yeux agrandis et fixes, les cheveux douloureusement affectés, les oreilles pleines de sons étranges, le cœur contracté mais palpitant, enfin tout à la fois en sueur et glacée au milieu d’une alcôve dont les deux battants étaient ouverts. La peur est un sentiment morbifique à demi, qui presse si violemment la machine humaine que les facultés y sont soudainement portées soit au plus haut degré de leur puissance, soit au dernier de la désorganisation. La Physiologie a été pendant long-temps surprise de ce phénomène qui renverse ses systèmes et bouleverse ses conjectures, quoiqu’il soit tout simplement un foudroiement opéré à l’intérieur, mais, comme tous les accidents électriques bizarre, et capricieux dans ses modes. Cette explication deviendra vulgaire le jour où les savants auront reconnu le rôle immense que joue l’électricité dans la pensée humaine. Madame Birotteau subit alors quelques-unes des souffrances en quelque sorte lumineuses que procurent ces terribles décharges de la volonté répandue ou concentrée par un mécanisme inconnu. Ainsi pendant un laps de temps, fort court en l’appréciant à la mesure de nos montres, mais incommensurable au compte de ses rapides impressions, cette pauvre femme eut le monstrueux pouvoir d’émettre plus d’idées, de faire surgir plus de souvenirs que dans l’état ordinaire de ses facultés elle n’en aurait conçu pendant toute une journée. La poignante histoire de ce monologue peut se résumer en quelques mots absurdes, contradictoires et dénués de sens comme il le fut.
— Il n’existe aucune raison qui puisse faire sortir Birotteau de mon lit ! Il a mangé tant de veau que peut-être est-il indisposé ? Mais s’il était malade il m’aurait éveillée. Depuis dix-neuf ans que nous couchons ensemble dans ce lit, dans cette même maison, jamais il ne lui est arrivé de quitter sa place sans me le dire, pauvre mouton ! Il n’a découché que pour passer la nuit au corps-de-garde. S’est-il couché ce soir avec moi ? Mais oui, mon Dieu, suis-je bête !
Elle jeta les yeux sur le lit, et vit le bonnet de nuit de son mari qui conservait la forme presque conique de la tête.
— Il est donc mort ! Se serait-il tué ? reprit-elle. Depuis deux ans qu’ils l’ont nommé adjoint au maire, il est tout je ne sais comment. Le mettre dans les fonctions publiques, n’est-ce pas, foi d’honnête femme, à faire pitié ? Ses affaires vont bien, il m’a donné un châle. Elles vont mal peut-être ? Bah ! je le saurais. Sait-on jamais ce qu’un homme a dans son sac ? ni une femme non plus ? ça n’est pas un mal. Mais n’avons-nous pas vendu pour cinq mille francs aujourd’hui ? D’ailleurs un adjoint ne peut pas se faire mourir soi-même, il connaît trop bien les lois. Où donc est-il ?
Elle ne pouvait ni tourner le cou, ni avancer la main pour tirer un cordon de sonnette qui aurait mis en mouvement une cuisinière, trois commis et un garçon de magasin. En proie au cauchemar qui continuait dans son état de veille, elle oubliait sa fille paisiblement endormie dans une chambre contigüe à la sienne, et dont la porte donnait au pied de son lit. Enfin elle cria : — Birotteau ! et ne reçut aucune réponse. Elle croyait avoir crié le nom, et ne l’avait prononcé que mentalement.
— Aurait-il une maîtresse ? Il est trop bête, reprit-elle. D’ailleurs, il m’aime trop pour cela. N’a-t-il pas dit à madame Roguin qu’il ne m’avait jamais fait d’infidélité, même en pensée. C’est la probité venue sur terre, cet homme-là. Si quelqu’un mérite le paradis, n’est-ce pas lui ? De quoi peut-il s’accuser à son confesseur ? il lui dit des nunu. Pour un royaliste qu’il est, sans savoir pourquoi, par exemple, il ne fait guère bien mousser sa religion. Pauvre chat, il va dès huit heures en cachette à la messe, comme s’il allait dans une maison de plaisir. Il craint Dieu, pour Dieu même : l’enfer ne le concerne guère. Comment aurait-il une maîtresse ? il quitte si peu ma jupe qu’il m’en ennuie.
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