Tu as donc déjà oublié ce que je viens de te dire relativement à l’escalier et à ma location dans la maison voisine que j’ai arrangée avec le marchand de parapluies, Cayron ? Nous devons aller ensemble demain chez monsieur Molineux, son propriétaire, car j’ai demain des affaires autant qu’en a un ministre...

— Tu m’as tourné la cervelle avec tes projets, lui dit Constance, je m’y brouille. D’ailleurs, Birotteau, je dors.

— Bonjour, répondit le mari. Écoute donc, je te dis bonjour parce que nous sommes au matin, mimi. Ah ! la voilà partie, cette chère enfant ! Va, tu seras richissime, ou je perdrai mon nom de César.

Quelques instants après, Constance et César ronflèrent paisiblement.

Un coup d’œil rapidement jeté sur la vie antérieure de ce ménage confirmera les idées que doit suggérer l’amicale altercation des deux principaux personnages de cette scène. En peignant les mœurs des détaillants, cette esquisse expliquera d’ailleurs par quels singuliers hasards César Birotteau se trouvait adjoint et parfumeur, ancien officier de la garde nationale et chevalier de la Légion-d’Honneur. En éclairant la profondeur de son caractère et les ressorts de sa grandeur, on pourra comprendre comment les accidents commerciaux que surmontent les têtes fortes deviennent d’irréparables catastrophes pour de petits esprits. Les événements ne sont jamais absolus, leurs résultats dépendent entièrement des individus : le malheur est un marche-pied pour le génie, une piscine pour le chrétien, un trésor pour l’homme habile, pour les faibles un abîme.

Un closier des environs de Chinon, nommé Jacques Birotteau, épousa la femme de chambre d’une dame chez laquelle il faisait les vignes ; il eut trois garçons, sa femme mourut en couches du dernier, et le pauvre homme ne lui survécut pas long-temps. La maîtresse affectionnait sa femme de chambre ; elle fit élever avec ses fils l’aîné des enfants de son closier, nommé François, et le plaça dans un séminaire. Ordonné prêtre, François Birotteau se cacha pendant la révolution et mena la vie errante des prêtres non assermentés, traqués comme des bêtes fauves, et pour le moins guillotinés. Au moment où commence cette histoire, il se trouvait vicaire de la cathédrale de Tours, et n’avait quitté qu’une seule fois cette ville, pour venir voir son frère César. Le mouvement de Paris étourdit si fort le bon prêtre qu’il n’osait sortir de sa chambre ; il nommait les cabriolets des petits fiacres, et s’étonnait de tout. Après une semaine de séjour, il revint à Tours, en se promettant de ne jamais retourner dans la capitale.

Le deuxième fils du vigneron, Jean Birotteau, pris par la milice, gagna promptement le grade de capitaine pendant les premières guerres de la révolution. A la bataille de la Trébia, Macdonald demanda des hommes de bonne volonté pour emporter une batterie, le capitaine Jean Birotteau s’avança avec sa compagnie et fut tué. La destinée des Birotteau voulait sans doute qu’ils fussent opprimés par les hommes ou par les événements partout où ils se planteraient.

Le dernier enfant est le héros de cette scène. Lorsqu’à l’âge de quatorze ans César sut lire, écrire et compter, il quitta le pays, vint à pied à Paris chercher fortune avec un louis dans sa poche. La recommandation d’un apothicaire de Tours le fit entrer, en qualité de garçon de magasin, chez monsieur et madame Ragon, marchands parfumeurs. César possédait alors une paire de souliers ferrés, une culotte et des bas bleus, son gilet à fleurs, une veste de paysan, trois grosses chemises de bonne toile et son gourdin de route. Si ses cheveux étaient coupés comme le sont ceux des enfants de chœur, il avait les reins solides du Tourangeau ; s’il se laissait aller parfois à la paresse en vigueur dans le pays, elle était compensée par le désir de faire fortune ; s’il manquait d’esprit et d’instruction, il avait une rectitude instinctive et des sentiments délicats qu’il tenait de sa mère, créature qui, suivant l’expression tourangelle, était un cœur d’or. César eut la nourriture, six francs de gages par mois, et fut couché sur un grabat, au grenier, près de la cuisinière. Les commis, qui lui apprirent à faire les emballages et les commissions, à balayer le magasin et la rue, se moquèrent de lui tout en le façonnant au service, par suite des mœurs boutiquières, où la plaisanterie entre comme principal élément d’instruction. Monsieur et madame Ragon lui parlèrent comme à un chien. Personne ne prit garde à sa fatigue, quoique le soir ses pieds meurtris par le pavé lui fissent un mal horrible et que ses épaules fussent brisées. Cette rude application du chacun pour soi, l’évangile de toutes les capitales, lui fit trouver la vie de Paris fort dure. Le soir, il pleurait en pensant à la Touraine où le paysan travaille à son aise, où le maçon pose sa pierre en douze temps, où la paresse est sagement mêlée au labeur ; mais il s’endormait sans avoir le temps de penser à s’enfuir, car il avait des courses pour la matinée et obéissait à son devoir avec l’instinct d’un chien de garde. Si par hasard il se plaignait, le premier commis souriait d’un air jovial.

— Ah ! mon garçon, disait-il, tout n’est pas rose à la Reine des Roses, et les alouettes n’y tombent pas toutes rôties ; faut d’abord courir après, puis les prendre, enfin, faut avoir de quoi les accommoder.

La cuisinière, grosse Picarde, prenait les meilleurs morceaux pour elle, et n’adressait la parole à César que pour se plaindre de monsieur ou de madame Ragon, qui ne lui laissaient rien à voler. Vers la fin du premier mois, cette fille, obligée de garder la maison un dimanche, entama la conversation avec César. Ursule décrassée sembla charmante au pauvre garçon de peine, qui, sans le hasard, allait échouer sur le premier écueil caché dans sa carrière. Comme tous les êtres dénués de protection, il aima la première femme qui lui jetait un regard aimable. La cuisinière prit César sous sa protection, et il s’ensuivit de secrètes amours que les commis raillèrent impitoyablement. Deux ans après, la cuisinière quitta très-heureusement César pour un jeune réfractaire de son pays caché à Paris, un Picard de vingt ans, riche de quelques arpents de terre, qui se laissa épouser par Ursule.

Pendant ces deux années, la cuisinière avait bien nourri son petit César, lui avait expliqué plusieurs mystères de la vie parisienne en la lui faisant examiner d’en bas, et lui avait inculqué par jalousie une profonde horreur pour les mauvais lieux dont les dangers ne lui paraissaient pas inconnus.