En 1792, les pieds de César trahi s’étaient accoutumés au pavé, ses épaules aux caisses, et son esprit à ce qu’il nommait les bourdes de Paris. Aussi, quand Ursule l’abandonna, fut-il promptement consolé, car elle n’avait réalisé aucune de ses idées instinctives sur les sentiments. Lascive et bourrue, pateline et pillarde, égoïste et buveuse, elle froissait la candeur de Birotteau sans lui offrir aucune riche perspective. Parfois, le pauvre enfant se voyait avec douleur lié par les nœuds les plus forts pour les cœurs naïfs à une créature avec laquelle il ne sympathisait pas. Au moment où il devint maître de son cœur, il avait grandi et atteint l’âge de seize ans. Son esprit, développé par Ursule et par les plaisanteries des commis, lui fit étudier le commerce d’un regard où l’intelligence se cachait sous la simplesse : il observa les chalands, demanda dans les moments perdus des explications sur les marchandises dont il retint les diversités et les places ; il connut un beau jour les articles, les prix et les chiffres mieux que ne les connaissaient les nouveaux venus ; monsieur et madame Ragon s’habituèrent dès lors à l’employer.

Le jour où la terrible réquisition de l’an II fit maison nette chez le citoyen Ragon, César Birotteau, promu second commis, profita de la circonstance pour obtenir cinquante livres d’appointements par mois, et s’assit à la table des Ragon avec une jouissance ineffable. Le second commis de la Reine des Roses, déjà riche de six cents francs, eut une chambre où il put convenablement serrer dans des meubles long-temps convoités les nippes qu’il s’était amassées. Les jours de décadi, mis comme les jeunes gens de l’époque à qui la mode ordonnait d’affecter des manières brutales, ce doux et modeste paysan avait un air qui le rendait au moins leur égal, et il franchit ainsi les barrières qu’en d’autres temps la domesticité eût mises entre la bourgeoisie et lui. Vers la fin de cette année, sa probité le fit placer à la caisse. L’imposante citoyenne Ragon veillait au linge du commis, et les deux marchands se familiarisèrent avec lui.

En vendémiaire 1794, César, qui possédait cent louis d’or, les échangea contre six mille francs d’assignats, acheta des rentes à trente francs, les paya la veille du jour où l’échelle de dépréciation eut cours à la Bourse, et serra son inscription avec un indicible bonheur. Dès ce jour, il suivit le mouvement des fonds et des affaires publiques avec des anxiétés secrètes qui le faisaient palpiter au récit des revers ou des succès qui marquèrent cette période de notre histoire. Monsieur Ragon, ancien parfumeur de Sa Majesté la reine Marie-Antoinette, confia dans ces moments critiques son attachement pour les tyrans déchus à César Birotteau. Cette confidence fut une des circonstances capitales de la vie de César. Les conversations du soir, quand la boutique était close, la rue calme et la caisse faite, fanatisèrent le Tourangeau qui, en devenant royaliste, obéissait à ses sentiments innés. Le narré des vertueuses actions de Louis XVI, les anecdotes par lesquelles les deux époux exaltaient les mérites de la reine, échauffèrent l’imagination de César. L’horrible sort de ces deux têtes couronnées, tranchées à quelques pas de la boutique, révolta son cœur sensible et lui donna de la haine pour un système de gouvernement à qui le sang innocent ne coûtait rien à répandre. L’intérêt commercial lui montrait la mort du négoce dans le maximum et dans les orages politiques, toujours ennemis des affaires. En vrai parfumeur, il haïssait d’ailleurs une révolution qui mettait tout le monde à la Titus et supprimait la poudre. La tranquillité que procure le pouvoir absolu pouvant seule donner la vie à l’argent, il se fanatisa pour la royauté. Quand monsieur Ragon le vit en bonne disposition, il le nomma son premier commis et l’initia au secret de la boutique de la Reine des Roses, dont quelques chalands étaient les plus actifs, les plus dévoués émissaires des Bourbons, et où se faisait la correspondance de l’Ouest avec Paris. Entraîné par la chaleur du jeune âge, électrisé par ses rapports avec les Georges, les La Billardière, les Montauran, les Bauvan, les Longuy, les Manda, les Bernier, les du Guénic et les Fontaine, César se jeta dans la conspiration que les royalistes et les terroristes réunis dirigèrent au 13 vendémiaire contre la Convention expirante.

César eut l’honneur de lutter contre Napoléon sur les marches de Saint-Roch, et fut blessé dès le commencement de l’affaire. Chacun sait l’issue de cette tentative. Si l’aide-de-camp de Barras sortit de son obscurité, Birotteau fut sauvé par la sienne. Quelques amis transportèrent le belliqueux premier commis à la Reine des Roses, où il resta caché dans le grenier, pansé par madame Ragon, et heureusement oublié. César Birotteau n’avait eu qu’un éclair de courage militaire. Pendant le mois que dura sa convalescence, il fit de solides réflexions sur l’alliance ridicule de la politique et de la parfumerie. S’il resta royaliste, il résolut d’être purement et simplement un parfumeur royaliste, sans jamais plus se compromettre, et s’adonna corps et âme à sa partie.

Au 18 brumaire, monsieur et madame Ragon, désespérant de la cause royale, se décidèrent à quitter la parfumerie, à vivre en bons bourgeois, sans plus se mêler de politique. Pour recouvrer le prie de leur fonds, il leur fallait rencontrer un homme qui eût plus de probité que d’ambition, plus de gros bon sens que de capacité, Ragon proposa donc l’affaire à son premier commis. Birotteau, maître à vingt ans de mille francs de rente dans les fonds publics, hésita. Son ambition consistait à vivre auprès de Chinon, quand il se serait fait quinze cents francs de rente, et que le premier consul aurait consolidé la dette publique en se consolidant aux Tuileries.