Vous pouvez me croire si je vous dis que pour ce qui est du Chèvrefeuille et du Jasmin, cette nuit-là, vaut mieux ne pas en parler. On aurait pu appeler ça « le Chemin de la Mitraille » ou « Un soir au Casse-pipe », vu la quantité de bouts de ferraille qui voltigeaient en liberté dans le paysage.

    Il était à peu près une heure du matin, et moi je suis là, adossé à une des colonnes sculptées du dancing, attendant que se déclenche un peu d’animation. En même temps, j’ai repéré Miranda, en train de danser avec un des chimpanzés de l’équipe Lacassar – à ce moment-là, elle s’intéressait aux gangsters – et je me dis que Miranda vaut le coup d’œil ; souple comme une panthère, un châssis à bousiller des noces de diamant, et avec ça, légère comme une fée. Si vous voulez mon avis, je trouve ça complètement idiot qu’une chouette môme comme elle fréquente ce genre de boîte uniquement pour chercher des sensations en se frottant à un tas de toquards qu’est pas seulement bon à vidanger sa bagnole.

    Avant d’aller plus loin, faudrait p’t’êt’que je vous explique où en étaient exactement les choses à Toledo, avec ces zèbres-là. Ce que j’y faisais moi-même pour ça, faut pas être trop curieux. Je me baguenaude tout simplement, en cherchant du grabuge chaque fois que j’ai l’impression que ça peut rendre, et je m’étais amené là, venant de l’Oklahoma où ça commençait à chauffer un peu trop pour moi, et puis aussi j’avais entendu parler de Miranda.

    On ne savait plus très bien qui faisait la chasse à qui. M. Roosevelt, président des Etats-Unis, et un dénommé Edgar Hoover du ministère de la Justice, avaient déclaré qu’ils allaient faire leur affaire aux bandits. Là-dessus, la police avait dit : « lion, nous aussi. » Mais, en attendant, personne ne savait avec certitude si c’était la police qui poursuivait les gangsters, ou le contraire. Le rejet de la loi de prohibition n’avait rien changé. Il y avait encore plus de trafic, de gratte et de combines qu’avant.

    Frenchy Squills s’était mis dans la tête qu’il faisait la loi à Toledo. C’était un gros bonnet dans le genre trafiquant d’alcool, pirate, faisan, racket de la région et toute la séquelle jusqu’à l’arrivée de Tony Lacassar. Tony s’était taillé de Chicago à la suite d’une dispute dans un garage où quatre flics, trois « spéciaux » et un commis voyageur qui était noir au point de vouloir entrer dans sa bagnole par le capot, s’étaient tous fait mettre tellement de plomb dans la peau que c’en était une rigolade.

    Tony avait été rencardé comme quoi un changement d’air lui ferait du bien, alors, il avait débarqué à Toledo avec la plus belle clique de poisses qu’ait jamais pu réunir le milieu. J’ai vu bien des durs, mais la bande à Lacassar, je vous jure que c’était du vitriol.

    Tony commence à faire du rentre-dedans, et quand il fait du rentre-dedans pour mettre la main sur une boîte, il n’y va pas avec le dos de la louche. Frenchy essaie bien de se mettre en travers, mais après qu’on découvre un de ses sbires cloué à un arbre près de la baie de Maumee à l’aide de clous à chevaux, avec, enfoncé dans la bouche un billet de Tony envoyant ses meilleurs compliments à Frenchy, il semble bien que Frenchy ne soit plus dans la course.

    Une réunion s’organise et on convient d’une sorte de trêve. Les choses ont l’air de se calmer durant un bout de temps, et cependant, malgré que Frenchy n’ait plus qu’une seule boîte à lui – l’auberge du Chèvrefeuille et du Jasmin – un cabaret de nuit-guinguette où n’importe quoi peut arriver et arrive – Tony n’est pas encore content. Il lui faut ça aussi. Et il semble avoir dans l’idée de s’approprier la tôle justement le soir dont je viens de vous parler.

    Dans un sens, ça m’intéressait ; je me disais qu’une fois que ces truands-là auraient fini de s’assaisonner entre eux, peut-être qu’il y aurait quéq’chose à glaner pour moi dans le coup, et je suis un p’tit mec patient. J’y ai décroché des médailles à attendre un tas de trucs – du fric, des poules, des juges d’instruction et tout le saint-frusquin – et puis, y avait autre chose qui m’intéressait. Je savais bougrement bien que Lacassar n’était pas le chef – je m’étais toujours douté qu’il y avait quelqu’un pour tirer les ficelles et que Lacassar n’était qu’une grande gueule derrière laquelle se cachait le vrai patron. Et j’avais dans l’idée que le gars en question c’était un nommé Siegella, qu’est vraiment quelqu’un, et quelqu’un de pas commode du tout. Ce que le gars Siegella a pu faire, vous n’en avez pas idée.

    Je vous disais qu’il était à peu près une heure du matin, et moi je suis là adossé à un pilier en train de regarder Miranda jouer de la prunelle avec Yonnie Malas – le roi de la mitraillette de l’équipe Lacassar. Le gars Malas est pas mal dans le genre Polack ; et pour ce qui est de danser, il sait danser. Miranda aussi. A eux deux ils font un drôle de couple, moi, je vous le dis. Mais quand même, ça m’en donne un coup dans les tripes de voir de la belle camelote comme Miranda frayer avec cette fripouille de Yonnie.

    Il faisait une chaleur… c’était par une de ces nuits où à chaque respiration on se demande où on va trouver, l’air pour la prochaine. Mon faux col commençait à se gondoler. Je me sentais comme quand on a envie qu’il pleuve ou qu’il vente ou n’importe quoi, ne serait-ce que pour donner un bon coup de lessivage. La salle de danse était vaste, mais étouffante. Les dancings sont toujours étouffants. Toute la maison était bondée de poisses, de faisans, piliers de boîtes de nuit, demi-mondaines et autres va-de-la-gueule qu’on trouve toujours dans les boîtes de ce genre.