Quel imprudent. Et pourtant il est sage, sans doute, à sa manière. Il réchauffe son vieux corps sous un édredon rouge et sa vieille âme avec des titres de propriété, tandis que sa femme jouit de sa jeunesse.
Le jour de l’An, je déjeune chez mes cousins Érard. C’est une habitude d’ici que la visite soit longue, que l’on arrive pour midi, que l’on reste pour les autres heures, que l’on dîne avec les reliefs du déjeuner, que l’on rentre à la nuit. François devait visiter un de ses domaines ; l’hiver est rigoureux ; les routes couvertes de neige. Parti vers cinq heures, nous l’attendions pour le dîner, mais il était huit heures et il ne se montrait pas.
— Il aura été retenu, dis-je. Il couchera à la ferme.
— Mais non, il sait que je l’attends, répondit Hélène. Depuis que nous sommes mariés, il ne s’est jamais absenté une nuit sans me prévenir. Mettons-nous à table ; il ne tardera pas.
Les trois garçons étaient absents, invités chez leur sœur, au Moulin-Neuf, où ils coucheraient. Depuis longtemps je ne m’étais trouvé seul ainsi avec Hélène. Nous parlions du temps et des récoltes, seuls sujets de conversation ici ; rien ne troubla notre repas. Cette province a vraiment quelque chose de retiré et de sauvage, d’opulent et de méfiant qui rappelle les époques anciennes. La table de la salle à manger paraissait trop grande pour nos deux couverts. Tout brillait ; tout avait un air de propreté et de calme, les meubles de chêne, le parquet luisant, les assiettes à fleurs, le buffet vaste à la panse arrondie comme on n’en voit plus que chez nous, l’horloge, les ornements de cuivre du foyer, la suspension et ce guichet de chêne sculpté qui communique avec la cuisine et par lequel on passe les plats. Quelle ménagère que ma cousine Hélène ! Comme elle s’entend aux confitures, aux conserves, à la pâtisserie ! Comme elle soigne son poulailler et son jardin ! Je m’informai si elle avait pu sauver les douze petits lapins dont la mère avait crevé et qu’elle a nourris au biberon.
— Ils sont superbes, me dit-elle.
Mais je la sentais distraite. Elle regardait l’horloge et tendait l’oreille pour épier le bruit de la voiture.
— Voyons, vous êtes inquiète au sujet de François, je le vois bien. Que voulez-vous qu’il lui arrive ?
— Rien. Mais, mon ami, nous nous séparons si rarement, François et moi, nous vivons si proches l’un de l’autre que lorsqu’il n’est pas à mes côtés je souffre, je m’inquiète. Je sais bien que c’est bête…
— Vous avez été séparés pendant la guerre…
— Ah, fit-elle, et elle frissonna à ce souvenir, ces cinq ans ont été si durs et si terribles… Je crois parfois qu’ils ont racheté tout le passé.
Un silence tomba entre nous ; le guichet s’ouvrit en grinçant et la bonne nous passa une tourtière aux pommes, les dernières pommes d’hiver. L’horloge sonna neuf coups. Du fond de sa cuisine la servante dit :
— Jamais monsieur n’était rentré aussi tard.
Il neigeait. Nous nous taisions. On téléphona du Moulin-Neuf ; tout allait bien là-bas. Hélène me reprocha ma paresse :
— Quand vous déciderez-vous à rendre visite à Colette ?
— C’est loin, dis-je.
— Vieil hibou… On ne peut plus vous sortir de votre trou. Dire qu’il fut un temps… Quand je pense que vous avez vécu chez les sauvages, Dieu sait où… et maintenant, pour aller du Mont-Tharaud au Moulin-Neuf, c’est loin, répéta-t-elle en m’imitant. Il faut les voir, Sylvestre. Ils sont si heureux, ces enfants. Colette s’occupe de la ferme ; ils ont une laiterie modèle. Ici, elle était un peu nonchalante, elle se laissait dorloter. Chez elle, elle est la première debout, mettant la main à la pâte, s’occupant de tout.
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