Ce pénible et vain travail de la jeunesse, par lequel elle essaye d’adapter le monde à ses désirs, a déjà été accompli par eux. Ils ont échoué et, maintenant, ils se reposent. Dans quelques années, de nouveau, ils seront agités par une sourde inquiétude qui, cette fois-ci, sera celle de la mort ; elle pervertira étrangement leur goût, les rendra indifférents, ou bizarres, ou quinteux, incompréhensibles à leur famille, étrangers à leurs enfants. Mais, de quarante à soixante ans, ils jouissent d’une paix précaire.
J’éprouvais cela avec beaucoup de force après ce bon repas et ces excellents vins, en me souvenant des jours d’autrefois et de mon cruel ennemi qui m’avait fait fuir cette province. J’ai essayé d’être fonctionnaire au Congo, marchand à Tahiti, trappeur au Canada. Rien ne me satisfaisait. Je croyais rechercher la fortune ; en réalité, j’étais poussé par la chaleur de mon jeune sang. Mais comme ses ardeurs sont éteintes maintenant, je ne me comprends plus. Je pense que j’ai fait beaucoup de chemin inutile pour revenir à mon point de départ. La seule chose dont je sois satisfait, c’est de ne m’être jamais marié, mais je n’aurais pas dû courir la terre. J’aurais dû rester ici et cultiver mon bien ; je serais plus riche qu’aujourd’hui. Je serais l’oncle à héritage. Je me sentirais à ma place dans la société, tandis que je flotte parmi tous ces êtres épais et tranquilles comme le vent parmi les arbres.
J’allai regarder danser les jeunes. On voyait dans la nuit cette rente énorme, transparente, d’où sortaient les sons cuivrés de l’orchestre. On avait installé à l’intérieur un éclairage de fortune : des rangées de petites ampoules électriques dont la vive clarté projetait sur la toile les ombres des danseurs.
Cela tenait des bals du 14 Juillet et des fêtes foraines, mais tel est l’usage chez nous… Le vent sifflait dans les arbres d’automne et la tente, par moments, semblait osciller, un peu comme un navire. Ainsi, vu du dehors, de la nuit, ce spectacle avait un caractère d’étrangeté et de tristesse. Je ne sais pourquoi. Peut-être par le contraste entre cette nature immobile et l’agitation de la jeunesse. Pauvres petits ! Ils s’en donnaient à cœur joie. Les jeunes filles surtout : elles sont élevées si sévèrement et chastement chez nous. Jusqu’à dix-huit ans, la pension à Moulins ou à Nevers, puis on apprend le ménage et la conduite d’une maison, sous la surveillance maternelle jusqu’au mariage. Ainsi, le corps et l’âme sont pleins de force, de santé et de désirs.
J’entrai sous la tente ; je les regardais ; j’entendais leurs rires ; je me demandais quel plaisir ils pouvaient trouver à se trémousser en cadence. Depuis quelque temps, devant les êtres jeunes, j’éprouve une sorte d’étonnement, comme si je contemplais une espèce animale étrangère à la mienne, comme un vieux chien regarderait danser les souris. J’ai demandé à Hélène et à François s’ils ressentaient quelque chose d’analogue. Ils ont ri et m’ont répondu que je n’étais qu’un vieil égoïste, qu’eux, Dieu merci, ne perdaient pas contact avec leurs enfants. Voire ! Je crois qu’ils se font beaucoup d’illusions. S’ils voyaient devant eux renaître leur propre jeunesse, elle leur ferait horreur, ou plutôt ils ne la reconnaîtraient pas ; ils passeraient devant elle et diraient : « Cet amour, ces rêves, ce feu nous sont étrangers. » Leur propre jeunesse… Alors, que peuvent-ils comprendre à celle des autres ?
Comme l’orchestre reprenait haleine, j’entendis les roulements de la voiture qui conduisait les jeunes mariés au Moulin-Neuf. Je cherchais des yeux Brigitte Declos parmi les couples. Elle dansait avec un grand jeune homme brun. Je songeais au mari.
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