Les bois de mon pays contiennent des pièces d’eau, inaccessibles aux regards, enfermées entre les arbres, défendues par des cercles de joncs. Moi, je les connais toutes. Quand la saison des chasses est venue, je passe ma vie sur leurs bords. J’avançai très doucement. L’eau brillait et il y avait autour d’elle une vague lumière, comme celle que répand un miroir dans une pièce sombre. Je vis un homme et une femme marcher l’un vers l’autre, sur le sentier entre les joncs. Je ne pouvais pas distinguer leurs traits, seulement la forme de leurs corps (ils étaient grands et bien bâtis tous les deux) et que la femme portait une veste rouge. Je poursuivis ma route ; ils ne me virent pas ; ils s’embrassaient.

J’arrivai chez Declos ; il était seul. Il sommeillait dans un grand fauteuil près de la fenêtre ouverte. Quand il eut ouvert les yeux, il poussa un soupir rageur et profond et me regarda longtemps sans me reconnaître.

Je lui demandai s’il était malade. Mais c’est un vrai paysan, pour qui la maladie est une honte et qui la cache jusqu’au dernier instant, jusqu’aux sueurs de la mort. Il répondit qu’il se portait à merveille, mais la coloration bilieuse de sa peau, les cernes mauves qui entouraient sa paupière, les plis que faisaient ses vêtements flottant sur son corps, son essoufflement, sa faiblesse le trahissaient. J’ai entendu dire dans le pays qu’il souffre d’une « mauvaise tumeur ». Cela doit être exact. Brigitte se trouvera bientôt veuve et riche.

— Où est votre femme ? dis-je.

— Ma femme, hé ?

Par une vieille habitude de maquignon (il a fait ce métier dans sa jeunesse), il feint d’être sourd. Il finit par grommeler que sa femme était au Moulin-Neuf, chez Colette Dorin : « Ça n’a rien à faire, ça se promène et ça se visite toute la journée », acheva-t-il avec aigreur.

J’appris ainsi que ces deux jeunes femmes se sont liées d’amitié, ce qu’Hélène, sans doute, ignore, car elle m’a assuré, il y a peu de jours, que Colette ne vivait que pour son mari, son enfant, son intérieur et refusait toute sortie.

Le vieux père Declos me fit signe de prendre une chaise.

Il est si avare que c’est une souffrance pour lui d’avoir à offrir du vin, et je me fis un malin plaisir de réclamer un verre pour boire à sa santé.

— Je n’entends pas, gémit-il, j’ai d’affreux bourdonnements d’oreille : c’est le vent qui fait ça.

Je parlai de l’argent qu’il me doit. En soupirant, il tira une grosse clef de sa poche et manœuvra son fauteuil jusqu’à l’armoire, mais le tiroir qu’il voulait ouvrir était bien trop haut ; il fit d’infructueux efforts pour y atteindre, me refusa la clef lorsque je la lui demandai et me dit enfin que sa femme rentrerait sans doute dans un instant et me paierait.

— Vous avez une belle jeune femme, père Declos.

— Trop jeune pour ma vieille carcasse, pensez-vous, monsieur Sylvestre ? Bah, bah, si les nuits pour elle sont longues, les jours passent vite.

À cet instant, Brigitte entra : elle portait une jupe noire, une veste rouge, et un jeune homme l’accompagnait : celui qui avait dansé avec elle il y a trois ans, aux noces de Colette. J’achevai mentalement la phrase du vieux mari : « Plus vite peut-être que vous ne le pensez, père Declos. »

Mais le vieux ne semblait pas dupe. Il regardait sa femme ; ce visage demi-mort s’éclairait tout à coup de passion et de colère.

— Enfin, te voilà ! Depuis midi, je t’espérais.

Elle me tendit la main et me présenta le garçon qui la suivait. Il s’appelle Marc Ohnet ; il vit sur les terres de son père ; il a la réputation d’être coureur, et batailleur. Il est très beau. Il n’est jamais revenu jusqu’à moi que Brigitte Declos et Marc Ohnet se « fréquentent », comme on dit ici. Mais dans ce pays les ragots s’arrêtent aux dernières maisons des bourgs, et à la campagne, dans ces demeures isolées, séparées les unes des autres par des champs, par nos bois profonds, il se passe bien des choses dont personne n’a connaissance. Pour moi, même si je n’avais pas aperçu une heure plus tôt une veste rouge au bord de l’étang, j’aurais deviné que ces jeunes gens s’aimaient à leur air de tranquille impudence et à une sorte de feu sourd et caché dans leurs mouvements et leurs sourires. Elle surtout. Elle brûlait. « Les nuits sont longues pour elle », avait dit le père Declos. Je les imaginai, ces nuits dans la couche du vieux mari, rêvant à l’amant, comptant les soupirs de l’époux, se disant : « Quand donc viendra le dernier ? »

Elle ouvrit l’armoire que je devinai bourrée d’argent sous les piles de draps, car ce n’est pas un pays où on enrichit les banquiers, ici ; chacun garde près de soi son bien, comme un enfant chéri. Je guettai Marc Ohnet pour surprendre sur ses traits un éclair de convoitise, car ils ne sont point riches dans la famille : le père était l’aîné de quatorze enfants et la part de terres qu’il possède n’est pas grande. Mais non ! Le jeune homme, lorsque l’argent parut à ses yeux, se détourna avec brusquerie. Il alla à la fenêtre et regarda longtemps l’espace devant lui : le vallon et les bois étaient visibles dans la nuit claire.