C’était un de ces temps de mars où le vent semble aspirer jusqu’aux derniers atomes de nuages et de brouillards ; les étoiles avaient un éclat vif et coupant.

— Comment va Colette ? L’avez-vous vue aujourd’hui ? demandai-je.

— Elle va bien.

— Et son mari ?

— Son mari est absent. Il est à Nevers et ne rentrera que demain.

Elle répondait à mes questions, mais ses yeux ne quittaient pas le visage du jeune homme. Très grand, très brun, il a dans toute sa personne un air de souplesse et de force, non pas exactement brutale, mais un peu sauvage ; ses cheveux sont noirs, son front étroit, ses dents blanches, serrées et un peu aiguës. Il apportait avec lui dans cette chambre sombre l’odeur des bois au printemps, une odeur vive et âpre qui soulève de bonheur ma poitrine, fait travailler mes vieux os. J’aurais marché toute la nuit. Quand je quittai Coudray, l’idée de rentrer chez moi m’était insupportable, et je me dirigeai vers le Moulin-Neuf pour demander à dîner. Je traversai le bois, complètement désert cette fois-ci, mystérieux et où sifflait le vent.

Je m’approchai de la rivière ; je n’étais jamais venu là que dans le jour, quand la roue du moulin est en marche ; c’est un bruit puissant et doux qui apaise le cœur. Au contraire, ce silence paraissait étrange et inspirait une sorte de malaise ; on tendait l’oreille malgré soi, épiant chaque bruit ; on n’entendait que le grondement de la rivière. Je traversai la passerelle où vous saisit brusquement l’odeur froide de l’eau, de l’ombre, des herbes mouillées ; la nuit était si claire que l’on voyait blanchir la crête des petites vagues rapides et pressées. Une lumière brillait au premier étage : Colette devait attendre son mari. Les planches craquaient sous mes pieds ; elle m’entendit venir. La porte du moulin s’ouvrit et je vis Colette courir vers moi, mais, à quelques pas de moi, elle s’arrêta et elle demanda d’une voix altérée :

— Mais qui est là ?

Je me nommai ; j’ajoutai :

— Tu attendais Jean, sans doute ?

Elle ne répondit pas. Elle s’approcha avec lenteur et me tendit son front à baiser. Elle était tête nue et vêtue d’un peignoir léger, comme si elle venait de sortir de son lit. Son front était brûlant ; toute son allure paraissait si bizarre qu’un soupçon m’effleura.

— Est-ce que je te dérange ? Je pensais te demander à dîner.

— Mais… je serais très heureuse, murmura-t-elle ; seulement, je ne vous attendais pas, et… Je suis un peu souffrante… Jean est absent… J’ai renvoyé la bonne et j’ai dîné d’une tasse de lait, dans mon lit.

À mesure qu’elle parlait, elle reprenait de l’assurance et elle finit par me conter une petite histoire, très plausible : elle avait un peu de grippe… D’ailleurs, je pouvais toucher ses mains et ses joues et je verrais qu’elle avait un accès de fièvre ; la bonne était au bourg, chez sa fille, et ne rentrerait que le lendemain. Elle était désolée ; elle ne pouvait pas m’offrir un bon dîner, mais si je voulais me contenter de deux œufs sur le plat et d’un fruit… Cependant, elle ne faisait pas un geste pour m’inviter à entrer. Au contraire. Elle barrait résolument la porte et, comme je m’approchais d’elle davantage, je sentis qu’elle tremblait de tout son corps ; elle me fit pitié.

— Deux œufs sur le plat ne m’arrangent guère, lui dis-je, j’ai faim. D’autre part, je ne veux pas te garder plus longtemps sur la passerelle : le vent est glacial. Va te recoucher, ma fille. Je repasserai un autre jour.

Que pouvais-je faire d’autre ? Je ne suis ni son père ni son mari. Pour dire la vérité, j’ai fait assez de folies dans ma jeunesse pour n’avoir plus le droit de me montrer sévère, et quelles belles folies que celles de l’amour ! Sans compter qu’on les paie à l’ordinaire si cher qu’il ne faut pas les mesurer parcimonieusement à soi-même ni aux autres. Oui, on les paie toujours, et parfois les plus petites au prix des plus grandes. Autant vaut être pendu pour un mouton que pour un agneau, dit le proverbe. Certes, il était fou de recevoir un homme sous le toit conjugal, mais aussi quelle jouissance, cette nuit, au bras de l’amant, tandis que coule la rivière et que la peur d’être surpris vous serre le cœur. Qui était l’homme attendu ?

Je me dis : « À Coudray, le vieux père Declos me donnera bien un verre de vin et un bout de fromage, et si le galant n’y est plus, il y a de grandes chances pour que ce soit lui l’amant, ici comme là-bas. C’est un beau garçon. Declos est vieux, et Jean, le pauvre Jean, avait une tête de cocu le soir même de son mariage. On naît ainsi ; il n’y a rien à faire. »

Colette voulut m’accompagner jusqu’à l’entrée du bois. Par moments, elle trébuchait sur un caillou et se retenait à mon bras.