Pis, l’amnésie des parents, impuissants à se reconnaître dans les erreurs des enfants. Deux au moins de ses romans citent Ézéchiel : « Les parents ont mangé le raisin vert, et les dents des enfants en sont agacées. » Ce sont ici François et Hélène, incrédules au spectacle de leur propre jeunesse, « comme un vieux chien regarderait danser les souris » ; et pourtant, quelle part hypocrite ont-ils à la fatalité qui frappe leur fille ? Dans Deux, roman qui paraît en feuilleton d’avril à juillet 1938, Antoine et Marianne regardent à leur tour leurs enfants creuser les ornières de l’amour et du hasard, croyant choisir leur voie. Si jeunesse savait…

Au cours de l’été 1938, Irène Némirovsky relit À l’ombre des jeunes filles en fleur. Elle y retrouve la « chose merveilleuse » de Proust, longtemps recherchée, qui lui semble le mieux exprimer le sujet qui l’occupe :

On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les choses. Les vies que vous admirez, les attitudes que vous trouvez nobles n’ont pas été disposées par le père de famille ou par le précepteur, elles ont été précédées de débuts bien différents, ayant été influencées par ce qui régnait autour d’elles de mal ou de banalité. Elles représentent un combat et une victoire.

Ce « trajet » aventureux de la jeunesse dans la pénombre de la vie, Irène Némirovsky le nomme « chaleur du sang ». C’est l’orgueil des gènes, cette ardeur couvant parfois des années sous la cendre avant d’anéantir une existence patiemment amoncelée. Un autre nom pour l’amour, « cette flambée de rêves » qui calcine ses propres domaines. C’est le « feu sourd et caché » qui consume ici Brigitte et Marc et qui laissa Silvio ruiné. C’est la mystérieuse avidité à vivre, le « pénible et vain travail de la jeunesse », l’énigme du désir qui sabote les résolutions vertueuses, vient à bout des résignations morbides et même de la paix des sens. Tisonné à l’instinct, même un caractère trempé finit par se tordre ; la morale rougit, blanchit puis s’incline, vaincue. « Qui n’a pas eu sa vie étrangement déformée et courbée par ce feu dans un sens contraire à sa nature profonde ? »

Un sang capricieux sillonne l’œuvre d’Irène Némirovsky. Souterrain ou résurgent, ce vin de fièvre transforme les chiens en loups, les orphelins en assassins et les fillettes en femmes. Il réchauffe le cœur dormant des vieux oncles.

Il divise les foyers, détourne le cours paisible de l’hérédité, grossit les affluents qui égarent les romans-fleuves loin de leur source. « Après, vous pouvez dénombrer ses ravages. » Toute la vie se forge à coups de sang. Il y a longtemps qu’elle le sait :

1931 : « Moi aussi, j’ai été jeune, Lulitchka. Il y a longtemps de cela, mais je me rappelle encore le jeune sang brûlant dans les veines. Crois-tu que cela s’oublievi ? »

1934 : « Il est merveilleux d’avoir vingt ans. Est-ce que toutes les jeunes filles savent le voir comme moi, goûter cette félicité, cette ardeur, cette vigueur, cette chaleur du sangvii ? »

1935 : « Je ne puis pas changer mon corps, éteindre ce feu qui brûle dans mon sangviii. »

1936 : « Béni soit le mal, bénie soit la fièvre qui dénoue doucement les liens du corps et donne une sagesse plus grande, une lucidité plus subtile, une chaleur qui ranime le sangix. »

L’empoignade aveugle du mort et du vif, du désir et de la fatalité, des jeunes et des vieux : il manque un cadre à ce sujet universel. C’est un gros bourg morvandiau qui le lui fournit, où elle est descendue trouver une nourrice à Élisabeth. La première mention du village, dans son journal de travail, est datée du 25 avril 1938 : « Retour d’Issy-l’Évêque. 4 jours pleins heureux. Que faut-il demander de plus ? Merci à Dieu pour cela et espoir. » Elle y retournera trouver une certaine paix, loin des tracas parisiens.

Ne nous y trompons pas, c’est bien Irène Némirovsky, au milieu de ce livre, qui entre à l’Hôtel des Voyageurs : « Je pousse la porte qui met en branle une petite sonnerie grelottante et me voilà dans la salle du café où brûle un gros poêle à l’œil rouge, sombre et enfumée, ses glaces reflètent les tables de marbre, le billard, le canapé au cuir crevé par places, le calendrier qui date de 1919 et où on voit une Alsacienne aux bas blancs entre deux militaires. […] En face de moi une glace où s’encadre ma figure ridée, ma figure si mystérieusement changée ces dernières années qu’à peine si je puis la reconnaître. » Ce portrait est un présage, mais comment le saurait-elle ? Dans cet hôtel, elle passera les premiers temps de l’Occupation et mettra en chantier Suite française, ultime roman où le sang atteint une chaleur de fournaise. Hommes, femmes et enfants, portés à leur point de fusion, y trichent, y trahissent et y tuent.

Du succès fulgurant de David Golder, en 1930, jusqu’à son arrestation en 1942, jamais son propre sort ne semble avoir étonné Irène Némirovsky, à qui rien d’humain ni surtout d’inhumain n’était plus étranger depuis la Révolution. « Certes, soulignait Henri de Régnier, la matière humaine que manie Mme Némirovsky est plutôt répugnante, mais elle l’a observée avec une curiosité passionnée, et cette curiosité, elle arrive à nous la communiquer, à nous la faire partager. L’intérêt est plus fort que le dégoûtx. » Curiosité qui l’a parfois tenue trop près du destin, lorsqu’il fallait se garder de sa morsure. Mais comme dit Silvio, « c’était cela que nous voulions. Brûler, nous consumer, dévorer nos jours comme le feu dévore les forêts ».

Conçu comme une énigme à tiroirs, Chaleur du sang dépeint, sur le ton familier du naturaliste, un univers prédateur d’une extraordinaire sournoiserie. Les voilà donc, les « types bien tranchés » qui lui faisaient défaut, des taiseux comme seule la campagne française sait en produire ! « Chacun vit chez soi, sur son domaine, se méfie du voisin, rentre son blé, compte ses sous et ne s’occupe pas du reste. » Alors que Brigitte est montrée du doigt, une patiente hostilité s’installe dans le village. Le silence tient la terreur en équilibre.