« Cette province a vraiment quelque chose de retiré et de sauvage, d’opulent et de méfiant qui rappelle les époques anciennes. » Tout est en place pour le drame de Suite française. Comment ne pas relever, dans les pages qui vont suivre, la « malveillance merveilleusement agissante » des villageois ? Ce sera le sujet de Dolce, deuxième volet de Suite française, qui restitue la vie d’un village français sous l’Occupation, qui n’est autre qu’Issy-l’Évêque.
Et pendant cette guerre secrète, la vie des sens continue. Comme l’œil se fait à l’obscurité, le lecteur distingue à mesure les bêtes tapies dans l’ombre du récit, qui bondiront à la fin, déchirant au passage le joli décor champêtre ; récit d’abord naïf, puis tortueux, qui va s’approfondissant et finit par révéler une longue pratique des mentalités familiales, si ce n’est tribales. Mais, tandis qu’Irène Némirovsky jonchait ses romans de maximes, ici la morale surgit au détour d’une conversation : « Ah, mon ami, devant tel ou tel événement de votre vie pensez-vous quelquefois à l’instant dont il est sorti, au germe qui lui a donné naissance ? Je ne sais comment dire… Imaginez un champ au moment des semailles, tout ce qui tient dans un grain de blé, les futures récoltes… Eh bien, dans la vie, c’est exactement pareil. » Elle traduit là, en terre bourguignonne, le proverbe ukrainien qu’elle aimait citer : « Il suffit à un homme d’un seul grain de chance dans sa vie ; mais, sans ce grain, il n’est rien. » Car c’est sa propre énigme qu’interroge en somme Chaleur du sang-, serait-elle devenue la romancière de David Golder sans la conformation si singulière de son milieu d’origine ? Sans le magnifique orgueil qui la dévorait, n’aurait-elle pas pris modèle sur sa mère, pétrifiée dans une jeunesse fallacieuse à force de crèmes, de suffisance et d’avarice ? Aurait-elle ainsi deviné le monde paysan, illustré de si près ses travaux et ses jours, sans cette « curiosité passionnée » que lui avait d’emblée reconnue Henri de Régnier ?
Irène Némirovsky n’a pas changé le nom de l’hôtel, pas plus que celui du Moulin-Neuf, près de l’étang, à un kilomètre d’Issy par le chemin de la ferme Montjeu. S’y serait-elle résolue si Chaleur du sang avait été publié de son vivant ? Médité depuis 1938, le manuscrit est probablement rédigé durant l’été 1941, à Issy-l’Évêque. Depuis les derniers jours de mai 1940, la romancière s’est installée à l’Hôtel des Voyageurs avec Denise et Élisabeth. L’ennui aidant, elle peut observer à loisir ses personnages, dont les noms ne seront pas tous déguisés. À deux reprises, dans son calepin, elle met encore en parallèle Chaleur du sang et Captivité, qui eût été le troisième volet de Suite française et dont existent des ébauches. Il est donc probable qu’elle travailla jusqu’en 1942 à cette parabole sur le primat des sens et la fausse sagesse.
Longtemps n’ont subsisté que les pages liminaires de ce récit. Une fois achevé, comme à son habitude, Irène Némirovsky l’avait donné à taper à son mari, Michel Epstein. Mais la dactylographie s’interrompt au milieu d’une phrasexi. Et du manuscrit proprement dit semblaient n’avoir survécu que deux feuillets. Michel avait-il abandonné la tâche après l’arrestation de sa femme par la police, le 13 juillet 1942 ? Au même titre que Suite française, ces pages font en effet partie du legs posthume de l’écrivain, veillé pendant plus de soixante ans par sa fille Denise Epstein. Chaleur du sang serait donc resté lacunaire si, au printemps 1942, Irène Némirovsky n’avait eu la présence d’esprit de mettre à l’abri une masse de brouillons et de manuscrits, oubliés jusqu’à leur versement au centre d’archives de l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine), en 2005. Cet ensemble contenait son journal de travail depuis 1933, les versions successives de plusieurs de ses romans – dont David Golder—, mais aussi la partie manquante du présent roman : trente pages écrites à main levée, aux lignes serrées, peu raturées, conformes au manuscrit, et qui ont permis de compléter cette tragédie rurale.
À Issy-l’Évêque, Irène Némirovsky avait découvert une Arcadie française qui donne à Chaleur du sang cette incomparable saveur de terre et d’eau, qu’elle aura respirée jusqu’aux derniers instants dans les bois et les prés où elle s’allongeait pour écrire – « une odeur vive et âpre qui soulève de bonheur ma poitrine ». Pour autant, et c’est tout le sens de ce livre, elle n’oubliait pas que même en Arcadie la récolte n’est jamais certaine. Car « si on connaissait d’avance la récolte, qui sèmerait son champ ? ».
OLIVIER PHILIPPONNAT
PATRICK LIENHARDT
Nous buvions du punch léger, à la mode de ma jeunesse. Nous étions assis devant le feu, mes cousins Érard, les enfants et moi. C’était un soir d’automne, tout rouge au-dessus des champs labourés trempés de pluie ; le couchant de flammes promettait un grand vent pour le lendemain ; les corbeaux criaient. Dans cette grande maison glacée l’air souffle de partout avec le goût âpre et fruité qu’il a en cette saison. Ma cousine Hélène et sa fille, Colette, grelottaient sous les châles que je leur avais prêtés, des cachemires de ma mère. Comme toutes les fois où elles viennent me voir, elles me demandaient comment je fais pour vivre dans ce trou à rats et Colette, qui est à la veille de se marier, me vantait les charmes de Moulin-Neuf où elle va habiter désormais, « où j’espère vous voir souvent, cousin Silvio », disait-elle. Elle me regardait avec pitié. Je suis vieux, pauvre, je suis garçon ; je me terre dans une masure de paysan au fond des bois. On sait que j’ai voyagé, que j’ai mangé mon héritage ; fils prodigue, lorsque je suis revenu dans mon pays natal, le veau gras lui-même était mort de vieillesse, après m’avoir longtemps espéré en vain. Mes cousins Érard, comparant en pensée leur sort au mien, me pardonnaient sans doute tout l’argent que je leur avais emprunté sans le rendre et ils répétaient avec Colette :
— Vous vivez en sauvage ici, pauvre ami. Il faudra venir chez la petite quand elle sera installée et passer chez elle la belle saison.
J’ai pourtant de bons moments, quoiqu’ils ne s’en doutent pas. Aujourd’hui, je suis seul ; la première neige est tombée. Ce pays, au centre de la France, est à la fois sauvage et riche. Chacun vit chez soi, sur son domaine, se méfie du voisin, rentre son blé, compte ses sous et ne s’occupe pas du reste. Pas de châteaux, pas de visites.
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