J’écourtai le plus possible la visite. Or, comme nous sortions enfin de la maison, la neige s’étant mise à tomber, je vis les enfants qui rentraient de l’école voisine et, parmi eux, courant et glissant dans la neige, chaussée de grosses galoches de bois, vêtue d’une pèlerine rouge, ses cheveux noirs tout défaits, ses joues vermeilles, de la neige sur le bout de son nez et sur ses cils, une petite fille qui avait alors treize ans. C’était votre maman : elle était poursuivie par des gamins qui lui jetaient des boules de neige dans le cou. Elle était à deux pas de moi ; elle se retourna ; elle empoigna de la neige à deux mains et la jeta droit devant elle, en riant, puis, comme son sabot était plein de neige, elle l’ôta et demeura debout sur le pas de la porte en sautant à cloche-pied, ses cheveux noirs dans sa figure. Après avoir quitté ce salon glacial, ces gens compassés, vous ne pouvez imaginer combien cette enfant semblait vivante et séduisante. Ma mère me dit qui elle était. Ce fut à cet instant que je résolus de l’épouser. Riez, mes petits. Ce fut moins un désir ou un souhait en moi qu’une sorte de vision. Je la vis en esprit plus tard, dans quelques années, sortant de l’église à mes côtés, ma femme. Elle n’était pas heureuse. Son père était vieux et malade ; sa belle-mère ne s’occupait pas d’elle. Je m’arrangeai pour qu’elle fut invitée chez mes parents. Je l’aidai à faire ses devoirs ; je lui prêtai des livres ; j’organisai des pique-niques, de petites sauteries pour elle, pour elle seule. Elle ne s’en doutait pas…
— Oh, mais si, fit Hélène, et sous ses cheveux gris les yeux eurent un éclair malicieux et la bouche, un sourire très jeune.
— Je partis pour finir mes études à Paris ; on ne demande pas en mariage une fillette de treize ans. Je m’en allai donc en me disant que je reviendrais cinq ans après et que j’obtiendrais sa main, mais elle s’est mariée à dix-sept ans ; elle a épousé un bien brave homme, beaucoup plus âgé qu’elle. Elle aurait épousé n’importe qui pour fuir sa belle-mère.
— Les derniers temps, dit Hélène, elle était si avare que nous n’avions qu’une paire de gants, ma demi-sœur et moi. En principe, nous devions les mettre chacune à son tour pour aller en visite. En fait, ma belle-mère s’arrangeait pour me punir chaque fois que nous devions sortir et c’était sa fille à elle qui mettait ces gants, de beaux gants de chevreau glacé. Ils me faisaient tellement envie que la perspective d’en avoir de pareils à moi, à moi seule, quand je serais mariée, me décida à dire oui au premier homme qui me demanda et qui ne m’aimait pas. On est bête quand on est jeune…
— J’eus beaucoup de chagrin, dit François, et, à mon retour, quand je vis la jeune femme délicieuse, un peu triste que ma petite amie était devenue, je fus très épris… Elle, de son côté…
Il se tut.
— Oh, comme ils rougissent, s’écria Colette en battant des mains, en désignant alternativement son père et sa mère. Allons, dites tout ! C’est de là que date le roman, n’est-ce pas ? Vous vous êtes parlé, vous vous êtes compris. Il est reparti, la mort dans l’âme, parce que tu n’étais pas libre. Il a attendu bien fidèlement, et quand tu as été veuve, il est revenu et il t’a épousée. Vous avez vécu heureux, et vous avez eu beaucoup d’enfants.
— Oui, c’est bien cela, dit Hélène, mais, mon Dieu, auparavant, que de soucis, que de larmes ! Que tout paraissait difficile à arranger, irréconciliable ! Que tout cela est loin… Quand mon premier mari est mort, votre père était en voyage. Je croyais qu’il m’avait oubliée, qu’il ne reviendrait pas. Quand on est jeune, on a tant d’impatience. Chaque jour qui passe et qui est perdu pour l’amour vous déchire. Enfin, il est revenu.
Il faisait tout à fait nuit au dehors. Je me suis levé et j’ai fermé les grands volets de bois plein qui rendent un son si lugubre et gémissant dans le silence.
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