Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette,

Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau ?

Qu'importe le parfum, l'habit ou la toilette ?

Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau.


 

Bayadère sans nez, irrésistible gouge,

Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués :

« Fiers mignons, malgré l'art des poudres et du rouge,

Vous sentez tous la mort ! Ô squelettes musqués,


 

Antinoüs flétris, dandys à face glabre,

Cadavres vernissés, lovelaces chenus,

Le branle universel de la danse macabre

Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus !


 

Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange,

Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir

Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange

Sinistrement béante ainsi qu'un tromblon noir.


 

En tout climat, sous tout soleil, la Mort t'admire125

En tes contorsions, risible Humanité,

Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,

Mêle son ironie à ton insanité ! »

 

 

 

 

CXIX

L’AMOUR DU MENSONGE126

 

Quand je te vois passer, ô ma chère indolente,

Au chant des instruments qui se brise au plafond

Suspendant ton allure harmonieuse et lente,

Et promenant l'ennui de ton regard profond ;


 

Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,

Ton front pâle, embelli par un morbide attrait,

Où les torches du soir allument une aurore,

Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait,


 

Je me dis : Qu'elle est belle ! et bizarrement fraîche !

Le souvenir massif, royale et lourde tour,

La couronne, et son cœur, meurtri comme une pêche,

Est mûr, comme son corps, pour le savant amour.


 

Es-tu le fruit d'automne aux saveurs souveraines ?

Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs,

Parfum qui fait rêver aux oasis lointaines,

Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs ?


 

Je sais qu'il est des yeux, des plus mélancoliques,

Qui ne recèlent point de secrets précieux ;

Beaux écrins sans joyaux, médaillons sans reliques,

Plus vides, plus profonds que vous-mêmes, ô Cieux !


 

Mais ne suffit-il pas que tu sois l'apparence,

Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité ?

Qu'importe ta bêtise ou ton indifférence ?

Masque ou décor, salut ! J'adore ta beauté.

 

 

 

 

CXX

 

Je n'ai pas oublié, voisine de la ville,

 

Notre blanche maison, petite mais tranquille ;

Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus

Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus,

Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,

Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe,

Semblait, grand œil ouvert dans le ciel curieux,

Contempler nos dîners longs et silencieux,

Répandant largement ses beaux reflets de cierge127

Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.

 

 

 

 

CXXI

 

La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse,

Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,

Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs128.

Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs,

Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,

Son vent mélancolique à l'entour de leurs marbres,

Certes, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,

De dormir, comme ils font129, chaudement dans leurs draps,

Tandis que, dévorés de noires songeries,

Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,

Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,

Ils sentent s'égoutter les neiges de l'hiver

Et le siècle couler, sans qu'amis ni famille130

Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.


 

Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,

Calme, dans le fauteuil je la voyais s'asseoir131,

Si, par une nuit bleue et froide de décembre,

Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,

Grave, et venant du fond de son lit éternel

Couver l'enfant grandi de son œil maternel,

Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse,

Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse ?

 

 

 

 

CXXII

BRUMES ET PLUIES

 

Ô fins d'automne, hivers, printemps trempés de boue,

Endormeuses saisons ! je vous aime et vous loue

D'envelopper ainsi mon cœur et mon cerveau

D'un linceul vaporeux et d'un vague tombeau132.


 

Dans cette grande plaine où l'autan froid se joue,

Où par les longues nuits la girouette s'enroue,

Mon âme mieux qu'au temps du tiède renouveau

Ouvrira largement ses ailes de corbeau.


 

Rien n'est plus doux au cœur plein de choses funèbres,

Et sur qui dès longtemps descendent les frimas,

Ô blafardes saisons, reines de nos climats,


 

Que l'aspect permanent de vos pâles ténèbres,

— Si ce n'est, par un soir sans lune, deux à deux,

D'endormir la douleur sur un lit hasardeux.

 

 

 

 

CXXIII

RÊVE PARISIEN

(À CONSTANTIN GUYS)

 

I

De ce terrible paysage,

Tel que jamais mortel n'en vit133,

Ce matin encore l'image,

Vague et lointaine, me ravit.


 

Le sommeil est plein de miracles !

Par un caprice singulier,

J'avais banni de ces spectacles

Le végétal irrégulier,


 

Et, peintre fier de mon génie,

Je savourais dans mon tableau

L'enivrante monotonie

Du métal, du marbre et de l'eau.


 

Babel d'escaliers et d'arcades,

C'était un palais infini,

Plein de bassins et de cascades

Tombant dans l'or mat ou bruni ;


 

Et des cataractes pesantes,

Comme des rideaux de cristal,

Se suspendaient, éblouissantes,

À des murailles de métal.


 

Non d'arbres, mais de colonnades

Les étangs dormants s'entouraient,

Où de gigantesques naïades,

Comme des femmes, se miraient.


 

Des nappes d'eau s'épanchaient, bleues,

Entre des quais roses et verts,

Pendant des millions de lieues,

Vers les confins de l'univers ;


 

C'étaient des pierres inouïes

Et des flots magiques ; c'étaient

D'immenses glaces éblouies

Par tout ce qu'elles reflétaient !


 

Insouciants et taciturnes,

Des Ganges, dans le firmament,

Versaient le trésor de leurs urnes

Danрs des gouffres de diamant.


 

Architecte de mes féeries,

Je faisais, à ma volonté,

Sous un tunnel de pierreries

Passer un océan dompté ;


 

Et tout, même la couleur noire,

Semblait fourbi, clair, irisé ;

Le liquide enchâssait sa gloire

Dans le rayon cristallisé.


 

Nul astre d'ailleurs, nuls vestiges

De soleil, même au bas du ciel,

Pour illuminer ces prodiges,

Qui brillaient d'un feu personnel !


 

Et sur ces mouvantes merveilles

Planait (terrible nouveauté !

Tout pour l'œil, rien pour les oreilles !)

Un silence d'éternité.

 

II

En rouvrant mes yeux pleins de flamme

J'ai vu l'horreur de mon taudis,

Et senti, rentrant dans mon âme,

La pointe des soucis maudits ;


 

La pendule aux accents funèbres

Sonnait brutalement midi,

Et le ciel versait des ténèbres

Sur le triste monde engourdi134.

 

 

 

 

CXXIV

LE CRÉPUSCULE DU MATIN

 

La diane chantait dans les cours des casernes,

Et le vent du matin soufflait sur les lanternes.


 

C'était l'heure où l'essaim des rêves malfaisants

Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents ;

Où, comme un œil sanglant qui palpite et qui bouge,

La lampe sur le jour fut une tache rouge ;

Où l'âme, sous le poids du corps revêche et рlourd,

Imite les combats de la lampe et du jour.

Comme un visage en pleurs que les brises essuient,

L'air est plein du frisson des choses qui s'enfuient,

Et l'homme est las d'écrire et la femme d'aimer.


 

Les maisons çà et là commençaient à fumer.

Les femmes de plaisir, la paupière livide,

Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide ;

Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids,

Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sus leurs doigts.

C'était l'heure où parmi le froid et la lésine

S'aggravent les douleurs des femmes en gésine ;

Comme un sanglot coupé par un sang écumeux

Le chant du coq au loin déchirait l'air brumeux ;

Une mer de brouillards baignait les édifices,

Et les agonisants dans le fond des hospices

Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.

Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux.


 

L'aurore grelottante en robe rose et verte

S'avançait lentement sur la Seine déserte,

Et le sombre Paris, en se frottant les yeux,

Empoignait ses outils, vieillard laborieux.

 

 

 

 

 

TROISIÈME PARTIE

 

LE VIN

 

 

 

 

CXXV

L’ÂME DU VIN

 

Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles :

« Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,

Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,

Un chant plein de lumière et de fraternité !


 

Je sais combien il faрut, sur la colline en flamme,

De peine, de sueur et de soleil cuisant

Pour engendrer ma vie et pour me donner l'âme ;

Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,


 

Car j'éprouve une joie immense quand je tombe

Dans le gosier d'un homme usé par ses travaux,

Et sa chaude poitrine est une douce tombe

Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.


 

Entends-tu retentir les refrains des dimanches

Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant ?

Les coudes sur la table et retroussant tes manches,

Tu me glorifieras et tu seras content ;


 

J'allumerai les yeux de ta femme ravie ;

À ton fils je rendrai sa force et ses couleurs

Et serai pour le frêle athlète de la vie

L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs.


 

En toi je tomberai, végétale ambroisie,

Grain précieux jeté par l'éternel Semeur,

Pour que de notre amour naisse la poésie

Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur ! »

 

 

 

 

CXXVI

LE VIN DES CHIFFONNIERS

 

Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère

Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,

Au cœur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux

Où l'humanité grouille en ferments orageux,


 

On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,

Butant, et se cognant aux murs comme un poète,

Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,

Épanche tout son cœur en glorieux projets.


 

Il prête des serments, dicte des lois sublimes,

Terrasse les méchants, relève les victimes,

Et sous le firmament comme un dais suspendu.

S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.


 

Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,

Moulus par le travail et tourmentés par l'âge,

Éreintés et pliant sous un tas de débris,

Vomissement confus de l'énorme Paris135,


 

Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles,

Suivis de compagnons, blanchis dans les batailles,

Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux.

Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux


 

Se dressent devant eux, solennelle magie !

Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie

Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,

Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour !

 


 

C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole

Le vin roule de l'or, éblouissant Pactole ;

Par le gosier de l'homme il chante ses exploits

Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.


 

Pour noyer la rancœur et bercer l'indolence

De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,

Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil136 ;

L'Homme ajoute le Vin, fils sacré du Soleil !

 

 

 

 

CXXVII

LE VIN DE L’ASSASSIN

 

Ma femme est morte, je suis libre !

Je puis donc boire tout mon soûl137.

Lorsque je rentrais sans un sou,

Ses cris me déchiraient la fibre138.


 

Autant qu'un roi je suis heureux ;

L'air est pur, le ciel admirable...

Nous avions un été semblable

Lorsque j'en devins amoureux139 !


 

L'horrible soif qui me déchire

Aurait besoin pour s'assouvir

D'autant de vin qu'en peut tenir

Son tombeau ; — ce n'est pas peu dire :


 

Je l'ai jetée au fond d'un puits,

Et j'ai même poussé sur elle

Tous les pavés de la margelle.

— Je l'oublierai si je puis !


 

Au nom des serments de tendresse,

Dont rien ne peut nous délier,

Et pour nous réconcilier

 

Comme au beau temps de notre ivresse,


 

J'implorai d'elle un rendez-vous,

Le soir, sur une route obscure.

Elle y vint ! — folle créature !

Nous sommes tous plus ou moins fous !


 

Elle était encore jolie,

Quoique bien fatiguée ! et moi,

Je l'aimais trop ! voilà pourquoi140

Je lui dis : Sors de cette vie !


 

Nul ne peut me comprendre. Un seul

Parmi ces ivrognes stupides

Songea-t-il dans ses nuits morbides141

À faire du vin un linceul ?


 

Cette crapule invulnérable

Comme les machines de fer

Jamais, ni l'été ni l'hiver,

N'a connu l'amour véritable,


 

Avec ses noirs enchantements,

Son cortège infernal d'alarmes,

Ses fioles de poison, ses larmes,

Ses bruits de chaîne et d'ossements !


 

— Me voilà libre et solitaire !

Je serai ce soir ivre mort ;

Alors, sansр peur et sans remord,

Je me coucherai sur la terre,


 

Et je dormirai comme un chien !

Le chariot aux lourdes roues

 

Chargé de pierres et de boues,

Le wagon enragé peut bien142


 

Écraser ma tête coupable

Ou me couper par le milieu,

Je m'en moque comme de Dieu,

Du Diable et de la Sainte Table !

 

 

 

 

CXXVIII

LE VIN DU SOLITAIRE

 

Le regard singulier d'une femme galante

Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc

Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant,

Quand elle y veut baigner sa beauté nonchalante ;


 

Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur ;

Un baiser libertin de la maigre Adeline ;

Les sons d'une musique énervante et câline,

Semblable au cri lointain de l'humaine douleur,


 

Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,

Les baumes pénétrants que ta panse féconde

Garde au cœur altéré du poète pieux ;


 

Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie,

— Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie,

Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux !

 

 

 

 

CXXIX

LE VIN DES AMANTS

 

Aujourd'hui l'espace est splendide !

Sans mors, sans éperons, sans bride,

Partons à cheval sрur le vin

Pour un ciel féerique et divin !


 

Comme deux anges que torture

Une implacable calenture,

Dans le bleu cristal du matin

Suivons le mirage lointain !


 

Mollement balancés sur l'aile

Du tourbillon intelligent,

Dans un délire parallèle,


 

Ma sœur, côte à côte nageant,

Nous fuirons sans repos ni trêves

Vers le paradis de mes rêves !

 

 

 

 

 

 

QUATRIÈME PARTIE

 

FLEURS DU MAL

 

 

 

 

CXXX

LA DESTRUCTION143

 

Sans cesse à mes côtés s'agite le Démon ;

Il nage autour de moi comme un air impalpable ;

Je l'avale et le sens qui brûle mon poumon

Et l'emplit d'un désir éternel et coupable.


 

Parfois il prend, sachant mon grand amour de l'Art,

La forme de la plus séduisante des femmes,

Et, sous de spécieux prétextes de cafard,

Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes.


 

Il me conduit ainsi, loin du regard de Dieu,

Haletant et brisé de fatigue, au milieu

Des plaines de l'Ennui, profondes et désertes,


 

Et jette dans mes yeux pleins de confusion

Des vêtements souillés, des blessures ouvertes,

Et l'appareil sanglaрnt de la Destruction !

 

 

 

 

CXXXI

UNE MARTYRE

Dessin d’un maître inconnu

 

Au milieu des flacons, des étoffes lamées

              Et des meubles voluptueux,

Des marbres, des tableaux, des robes parfumées

              Qui traînent à plis somptueux144,


 

Dans une chambre tiède où, comme en une serre,

              L'air est dangereux et fatal,

Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre

              Exhalent leur soupir final,


 

Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve,

              Sur l'oreiller désaltéré

Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve

              Avec l'avidité d'un pré.


 

Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre

              Et qui nous enchaînent les yeux,

La tête, avec l'amas de sa crinière sombre

              Et de ses bijoux précieux,


 

Sur la table de nuit, comme un renoncule,

              Repose ; et, vide de pensers,

Un regard vague et blanc comme le crépuscule

              S'échappe des yeux révulsés.


 

Sur le lit, le tronc nu sans scrupules étale

              Dans le plus complet abandon

р

La secrète splendeur et la beauté fatale

              Dont la nature lui fit don ;


 

Un bas rosâtre, orné de coins d'or, à la jambe,

              Comme un souvenir est resté ;

La jarretière, ainsi qu'un œil secret qui flambe,

              Darde un regard diamanté145.


 

Le singulier aspect de cette solitude

              Et d'un grand portrait langoureux,

Aux yeux provocateurs comme son attitude,

              Révèle un amour ténébreux,


 

Une coupable joie et des fêtes étranges

              Pleines de baisers infernaux,

Dont se réjouissent l'essaim des mauvais anges

              Nageant dans les plis des rideaux ;


 

Et cependant, à voir la maigreur élégante

              De l'épaule au contour heurté,

La hanche un peu pointue et la taille fringante

              Ainsi qu'un reptile irrité,


 

Elle est bien jeune encor ! — Son âme exaspérée

              Et ses sens par l'ennui mordus

S'étaient-ils entr'ouverts à la meute altérée

              Des désirs errants et perdus ?


 

L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,

              Malgré tant d'amour, assouvir,

Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante

              L'immensité de son désir ?


 

Réponds, cadavre impur ! et par tрes tresses roides

              Te soulevant d'un bras fiévreux,

Dis-moi, tête effrayante, a-t-il sur tes dents froides

              Collé les suprêmes adieux ?


 

— Loin du monde railleur, loin de la foule impure,

              Loin des magistrats curieux,

Dors en paix, dors en paix, étrange créature,

              Dans ton tombeau mystérieux ;


 

Ton époux court le monde, et ta forme immortelle

              Veille près de lui quand il dort ;

Autant que toi sans doute il te sera fidèle,

              Et constant jusques à la mort.

 

 

 

 

CXXXII

FEMMES DAMNÉES

 

Comme un bétail pensif sur le sable couchées,

Elles tournent leurs yeux vers l'horizon des mers,

Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées

Ont de douces langueurs et des frissons amers.


 

Les unes, cœurs épris des longues confidences,

Dans le fond des bosquets où jasent les ruisseaux,

Vont épelant l'amour des craintives enfances

Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux ;


 

D'autres, comme des sœurs, marchent lentes et graves,

À travers les rochers pleins d'apparitions,

Où saint Antoine a vu surgir comme des laves

Les seins nus et pourprés de ses tentations ;


 

Il en est, aux lueurs des résines croulantes,

Qui dans le creux muet des vieux antres païens

T'appellent au secours de leurs fièvres hurlantes,

Ô Bacchus, endormeur des remords anciens !

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Et d'autres, dont la gorge aime les scapulaires,

Qui, recélant un fouet sous leurs longs vêtements,

Mêlent, dans le bois sombre et les nuits solitaires,

L'écume du plaisir aux larmes des tourments.


 

Ô vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres,

De la réalité grands esprits contempteurs,

Chercheuses d'infini, dévotes et satyres,

Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs,


 

Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies,

Pauvres sœurs, je vous aime autant que je vous plains,

Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies,

Et les urnes d'amour dont vos grands cœurs sont pleins.

 

 

 

 

CXXXIII

LES DEUX BONNES SŒURS

 

La Débauche et la Mort sont deux aimables filles,

Prodigues de baisers et riches de santé146,

Dont le flanc toujours vierge et drapé de guenilles

Sous l'éternel labeur n'a jamais enfanté.


 

Au poète sinistre, ennemi des familles,

Favori de l'enfer, courtisan mal renté,

Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles

Un lit que le remords n'a jamais fréquenté.


 

Et la bière et l'alcôve en blasphèmes fécondes.

Nous offrent tour à tour, comme deux bonnes sœurs,

De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs.


 

Quand veux-tu m'enterrer, Débauche aux bras immondes ?

Ô Mort quand viendras-tu, sa rivale en attraits,

Sur ses myrtes infects enter tes noirs cyprès.

 

 

 

 

CXXXIV

LA FONTAINE DE SANG

 

Il me semble parfois que mon sang coule à flots,

Ainsi qu'une fontaine aux rythmiques sanglots.

Je l'entends bien qui coule avec un long murmure,

Mais je me tâte en vain pour trouver la blessure.


 

À travers la cité, comme dans un champ clos,

Il s'en va, transformant les pavés en îlots,

Désaltérant la soif de chaque créature,

Et partout colorant en rouge la nature.