À travers la brume, à travers la neige, à travers la crotte, sous la canicule mordante, sous la pluie ruisselante, ils vont, ils viennent, ils trottent, ils passent sous les voitures, excités par les puces, la passion, le besoin ou le devoir. Comme nous, ils se sont levés de bon matin, et ils cherchent leur vie ou courent à leurs plaisirs.

Il y en a qui couchent dans une ruine de la banlieue et qui viennent, chaque jour, à heure fixe, réclamer la sportule à la porte d’une cuisine du Palais-Royal ; d’autres qui accourent, par troupes, de plus de cinq lieues, pour partager le repas que leur a préparé la charité de certaines pucelles sexagénaires, dont le cœur inoccupé s’est donné aux bêtes, parce que les hommes imbéciles n’en veulent plus ;

D’autres qui, comme des nègres marrons, affolés d’amour, quittent, à de certains jours, leur département pour venir à la ville, gambader pendant une heure autour d’une belle chienne, un peu négligée dans sa toilette, mais fière et reconnaissante.

Et ils sont tous très-exacts, sans carnets, sans notes et sans portefeuilles.

Connaissez-vous la paresseuse Belgique, et avez-vous admiré comme moi tous ces chiens vigoureux attelés à la charrette du boucher, de la laitière ou du boulanger, et qui témoignent, par leurs aboiements triomphants, du plaisir orgueilleux qu’ils éprouvent à rivaliser avec les chevaux ?

En voici deux qui appartiennent à un ordre encore plus civilisé ! Permettez-moi de vous introduire dans la chambre du saltiစmbanque absent. Un lit, en bois peint, sans rideaux, des couvertures traînantes et souillées de punaises, deux chaises de paille, un poêle de fonte, un ou deux instruments de musique détraqués. Oh ! le triste mobilier ! Mais regardez, je vous prie, ces deux personnages intelligents, habillés de vêtements à la fois éraillés et somptueux, coiffés comme des troubadours ou des militaires, qui surveillent, avec une attention de sorciers, l’œuvre sans nom qui mitonne sur le poêle allumé, et au centre de laquelle une longue cuiller se dresse, plantée comme un de ces mâts aériens qui annoncent que la maçonnerie est achevée.

N’est-il pas juste que de si zélés comédiens ne se mettent pas en route sans avoir lesté leur estomac d’une soupe puissante et solide ? Et ne pardonnerez-vous pas un peu de sensualité à ces pauvres diables qui ont à affronter tout le jour l’indifférence du public et les injustices d’un directeur qui se fait la grosse part et mange à lui seul plus de soupe que quatre comédiens ?

Que de fois j’ai contemplé, souriant et attendri, tous ces philosophes à quatre pattes, esclaves complaisants, soumis ou dévoués, que le dictionnaire républicain pourrait aussi bien qualifier d’officieux, si la république, trop occupée du bonheur des hommes, avait le temps de ménager l’honneur des chiens !

Et que de fois j’ai pensé qu’il y avait peut-être quelque part (qui sait, après tout ?), pour récompenser tant de courage, tant de patience et de labeur, un paradis spécial pour les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés et désolés. Swedenborg affirme bien qu’il y en a un pour les Turcs et un pour les Hollandais !

Les bergers de Virgile et de Théocrite attendaient, pour prix de leurs chants alternés, un bon fromage, une flûte du meilleur faiseur, ou une chèvre aux mamelles gonflées. Le poète qui a chanté les pauvres chiens a reçu pour récompense un beau gilet, d’une couleur, à la fois riche et fanée, qui fait penser aux soleils d’automne, à la beauté des femmes mûres et aux étés de la Saint-Martin.

Aucun de ceux qui étaient présents dans la taverne de la rue Villa-Hermosa n’oubliera avec quelle pétulance le peintre s’est dépouillé de son gilet en faveur du poète, tant il a bien compris qu’il était bon et honnête de chanter les pauvres chiens.

Tel un magnifique tyran italien, du bon temps, offrait au divin Arétin soit une dague enrichie de pierreries, soit un manteau de cour, en échange d’un précieux sonnet ou d’un curieux poème satirique.

Et toutes les fois que le poète endosse le gilet du peintre, il est contraint de penser aux bons chiens, aux chiens philosophes, aux étés de la Saint-Martin et à la beauté des femmes très-mûres. 

 

 

 

ÉPILOGUE

 

Le cœur content, je suis monté sur la montagne

D’où l’on peut contempler la ville en son ampleur,

Hôpital, lupanars, purgatoire, enfer, bagne,


 

Où toute énormité fleurit comme une fleur.

Tu sais bien, ô Satan, patron de ma détresse,

Que je n’allais pas là pour répandre un vain pleur ;


 

Mais comme un vieux paillard d’une vieille maîtresse,

Je voulais m’enivrer de l’énorme catin

Dont le charme infernal me rajeunit sans cesse.


 

Que tu dormes encor dans les draps du matin,

Lourde, obscure, enrhumée, ou que tu te pavanes

Dans les voiles du soir passementés d’or fin,


 

Je t’aime, ô capitale infâme ! Courtisanes

 

Et bandits, tels souvent vous offrez des plaisirs

Que ne comprennent pas les vulgaires profanes.

 

 

NOTES


 

1 Les poèmes I à IX ont été publiés pour la première fois dans la Presse le 26 août 1862.

2 Variante de la première version de 1862 :

tes parents, ta sœur …

3 Variante de la première version de 1862 :

Je n’ai ni parents, ni sœur, ni frère.

4 Variante de la première version de 1862 :

L’argent ?

5  …secondes… » était en italique et portait une majuscule dans la version de 1862 et a été retiré dans le texte définitif. Cette correction a probablement été faite pour marquer la particularité du même mot quelques ligneစs après.

6 Ce texte était connu sous le titre de Chacun la sienne dans la publication de 1862 (voir note de L’étranger).

7 Les poèmes X à XIV ont été publiés pour la première fois dans La Presse le 27 août 1862.

8 Baudelaire fait référence à la fable Les Grenouilles qui demandent un roi de J. de La Fontaine.

9 Graphie ancienne du mot raide.

10 Dans la publication de 1862, le et était remplacé par une virgule.

11 Variante de la version de 1862 :

sous leurs maillots

12 Publié pour la première fois dans La Presse le 24 septembre 1862.

13 Ce poème a été publié dans différentes revues en 1857, en 1861, et en 1862. Les deux premières versions diffèrent légèrement de la dernière, la dernière étant identique à la version ci-présente (1869).

14 Variante de la version de 1857 :

dans l’œil des chats ; moi aussi.

15 Variante de la version de 1857 :

Un missionnaire qui se promenait.

16 Le s de divisions a été ajoutée dans la version de 1869.

17 « …quelques Démon du contre-temps … » a été rajouté en 1862.

18 Variante de la version de 1857 :

Y vois-tu l’heure, imbécile ? 

19 Concernant les dates de publication, voir note de L’horloge.

20 Variante de la version de 1857 :

 

est plus vaste.

21 Variante de la version de 1857 :

enlevant leurs silhouettes élégantes sur un ciel immense où frémit une chaleur éternelle.

Cette partie est remaniée en 1861 :

découpant leurs architectures arachnéennes sur un ciel immense où se prélasse l’éternel chaleur.

La version actuelle est celle de 1862 qui n’a pas été changée en 1869.

 

22 Variante de la version de 1857 :

des longues journées…

23 Variante des versions de 1857 et 1861 :

Laisse-moi mordre, mordre longtemps

24 Variante de la version de 1857 :

tes cheveux solides et crépus…

25 Concernant les dates de publication, voir note de L’horloge.

26 Variante de la version de 1857 :

le luxe a l’air de prendre plaisir…

27 Variante de la version de 1857 :

 

où le désordre, la turbulence et l’imprévu n’existent pas.

28 Une partie du paragraphe suivant a été supprimé dans la version de 1862 :

Ah ! si tu étais le poète, et si j’étais ta Mignon, aimée et protégée, toujours tendre, toujours soumise, mais toujours rêveuse et désireuse, je te dirais à toi, mon poète et mon ami : Tu connais cette maladie…

29 Variante de la version de 1857 :

des peintures heureuses, pleines de calme

Variante de la version de 1861 :

des peintures heureuses, calme…

 

30 Variante de la version de 1857 :

Les soleils couchants, qui réjouissent mélancoliquement la salle à manger ou le salon.

31 Variante de la version de 1857 :

commes des âmes civilisées.

32 Variante de la version de 1857 :

Fleur impossible…

33 Ambitieuse a été rajouté dans la version de 1862.

34 Les poèmes XIX et XX ont été publiés dans La Presse le 24 septembre 1862.

 

35 Publié pour la première fois le 10 juin 1863 dans la Revue nationale.

36 Incessamment a été rajouté dans la version de 1869.

37 Variante de la version de 1863 :

Ceci est sérieux !

38 Ce poème a été publié plusieurs fois en 1855, 1857, 1861, et 1864. Les trois premières versions sont assez similaires et leurs variantes ne seront précisées. En revanche, la veစrsion de 1864 apporte plusieurs éléments intéressants.

39 Coquille de la version de 1864 :

les nuées transparentes…

40 Variante de la version de 1864 :

On dirait d’une de ces robes étranges de danseuses

41 Ces trois derniers paragraphes ont été rajoutés dans la version de 1864.

42 Publié plusieurs fois le 24 août 1857, le 1er novembre 1861, le 13 août 1864, et le 25 décembre 1864. Les deux premières versions sont très différentes de la troisième version, et ces deux premières sont également différentes. Les variantes présentées seront celles entre la troisième et quatrième version, cette dernière étant identique à la version de 1869. Nous n’avons pas pu retrouver les deux premières copies dans leurs intégralités.

43 Variante de la troisième version (voir note de Les projets) :

sa vie.

44 Le point-virgule était remplacé par un et dans la troisième version.

45 Variante de la troisième version :

Décidément, c’est ici…

 

46 La virgule était remplacé par un et dans la troisième version.

47 Variante de la troisième version :

de rose et de muse… à l’horizon,…

48 Variante de la troisième version :

au-delà de la varange, dis-je, le tapage des oiseaux et le jacassement.

49 Le n’était pas en italique dans la troisième version.

50 Variante de la troisième version :

par les bruissements de la vie extérieure…

51 Publié pour la première fois dans la Revue nationale le 10 juin 1863.

52 Variante de la version de 1863 :

et moule exactement les formes de son corps.

53 Variante de la version de 1863 :

pour racheter sa petite sœur qui est déjà si belle.

 

54 Cette dernière phrase ne figurait pas dans la version de 1863.

55 Publié pour la première fois dans la Revue de Paris le 25 décembre 1864.

56 Publié en 1863 dans la Revue nationale et en 1864 dans L’Artiste, l’édition de 1869 a repris la première version de 1863 (celle ci-présente).

57 Variante de la version de 1864 :

Il existe partout des traîtres…

58 Le s de voluptés avait été retiré dans la version de 1864.

59 Variante de la version de 1864 :

Se sentait-il humilié…

60 Variante de la version de 1864 :

Se sentait-il frustré…

61 Variante de la version de 1864 :

son vieil ami qui bouffonnait la mort.

62 Variante de la version de 1864 :

ils moururent dans la nuit.

63 Publié en 1864 dans L’Artiste, en 1864 dans la Revue de Paris, et en 1866 dans la Revue du XIXe siècle. Le texte de l’édition posthume correspond au texte de 1864 de la Revue de Paris.

64 Soigneux a été retiré de la version de 1866.

65 Variante de la version de 1864 :

un paquet de gros sols.

Variante de la version de 1866 :

 

un paquet de gros sous.

Sols fait référence à la monnaie de compte employée lors de l’Ancien Régime. Elle donne origine au terme sou que nous connaissons actuellement, d’où la variante de 1866.

66 Variante des première et troisième versions :

J’ai vu…

Variante de la deuxième version :

Il trouve…

67 Variante de la troisième version :

pour un spéculateur heureux

68 Publié en 1864 dans le Figaro, et en 1866 dans la Revue du XIXe siècle, ce texte portait initialement le titre Le Diable. Le texte ci-présent correspond à la première version de 1864.

 

69 Variante de la version de 1866 :

un exemple approximatif.

70 Variante de la version de 1866 :

l’expression étrange…

71 Variante de la version de 1866 :

chose non moins bizarre…

72 Variante de la version de 1866 :

que je n’ai vues…

73 Variante de la version de 1864 et 1866 :

...un prédicateur, plus subtil que le reste du troupeau humain…

74 Variante de la version de 1866 :

je lui demandai des nouvelles de Dieu, — qui n’a eu ses beures d’impiété ? — surtout en compagnie du diable.

75 Variante de la version de 1866 :

comme l’aube frissonnante approchait…

76 Cette phrase entre points-virgules n’apparaît pas dans la version de 1866.

77 Publié le 7 février 1864 dans le Figaro et le 1er novembre 1864 dans L’Artiste. L’édition posthume reprend le texte du Figaro. En comparant les deux versions, on s’aperçoit, d’ailleurs, que la premier texte est bien plus riche.

78 Variante de la seconde version :

qui se rencontrent sur ma route…

79 Variante de la seconde version&nbစsp;:

et espiègle me séduisit.

80 Variante de la seconde version :

qu’il aurait subie dans le domicile paternel.

81 « Seulement je dois […] tristesse précoce, et » est retiré de la seconde version.

82 Le mot nouveau est retiré de la seconde version.

83 du pied est retiré de la seconde version.

84 Variante de la seconde version :

dégager le col.

85 Le mot est retiré de la seconde version.

 

86 Variante de la seconde version :

cette suprême et terrible consolation.

87 Coquille de la seconde version :

mes yeux se tournèrent vers…

88 Le mot apparent est retiré de la seconde version.

89 Variante de la seconde version :

sous le [apparent] badinage le sérieux de la demande…

90 Le mot béatifique est retiré de la seconde version.

91 Texte rajouté dans la seconde version à la fin du poème :

Parbleu ! — répondis-je à mes amis, — un mètre deစ corde de pendu, à cent francs le décimètre, l’un dans l’autre, chacun payant selon ses moyens, cela fait mille francs, un réel, un efficace soulagement pour cette pauvre mère !

92 Publié pour la première fois le 14 février 1864 dans le Figaro.

93 Publié pour la première fois le 10 décembre 1863 dans la Revue nationale.

94 Publié pour la première fois le 7 février 1864 dans le Figaro.

95 Publié pour la première fois le 10 décembre 1863 dans la Revue nationale.

96 Dans le texte de 1863, on y trouve un passage supplémentaire :

Quand pourrons-nous manger de la viande qui ne soit pas salée comme l’élément infâme qui nous porte ?

Tout laisse à penser que c’est un oubli de la part de l’édition posthume, puisqu’il n’y a aucune raison que cette phrase soit supprimée.

97 Publié pour la première fois le 10 décembre 1863 dans la Revue nationale.

98 Variante de la version de 1863 :

avec très peu de données…

99 Publié pour la première fois le 10 octobre 1863 dans la Revue nationale.

100 Publié en 1863 dans Le Boulevard et en 1867 dans la Revue nationale.

101 Cette dédicace qui apparaît dans le texte de 1867 a été retirée dans l’édition posthume. D’après Jacques Crépet (Editions L. Conard), Mlle B… pourrait être une certaine Berthe, qui fait l’objet du titre d’un poème des Épaves (voir les Fleurs du Mal) : Les yeux de Berthe. M. Crépet n’a pas pu obtenir plus de certitude et aucun développement depuis n’a été fait sur cette mystérieuse Mlle B….

102 Variante de la version de 1863 :

Et elle descendit lestement…

103 Le si est retiré dans la version de 1867.

104 Publié le 14 juin 1863 dans Le Boulevard et le 7 septembre 1867 dans la Revue Nationale, la première version ne portait pas de titre et la seconde avait comme titre : L’Idéal et le rêve. Quelques coquilles différencient les deux versions mais rien de conséquent.

105 Publié pour la première fois dans le Figaro le 14 février 1864.

106 Variante de la première version :

magistère, sorcière !

107 Publié pour la première fois le 25 décembre 1864 dans la Revue de Paris.

108 Publié pour la première fois le 25 décembre 1864 dans la Revue de Paris.

109 Publié pour la première fois dans la Revue nationale en 1867.

110 La première publication de ce poème se fait dans cette édition posthume. Il avait été jugé impubliable par la Revue nationale. Cinq poèmes sont dans ce cas : Le Galant tireur, La Soupe et les Nuages, Assommons les pauvres, Mademoiselle Bistouri, et Perte d’auréole.

111 Voir la note du Le Galant tireur.

112 Sacré bougre

113 Publié pour la première fois le 12 octobre 1867 dans la Revue nationale.

114 Variante de la version de 1867 :

l’art de tuer près du sanctuaire…

115 Voir la note du Le Galant tireur.

116 Voir la note du Le Galant tireur.

117 Sacré saint ciboire de sainte maquerelle, expression déplacée et grossière à l’époque d’où la censure.

118 Publié pour la première fois le 28 septembre 1867 dans la Revue nationale.

119 Voir la note du Le Galant tireur.

120 Publié en 1865 dans l’Indépendance Belge, en 1866 dans la Petite Revue, et en 1867 dans la Revue nationale. Il existe également une quatrième version de la collection Godoy. La version ci-présente correspond, à quelques exceptions près, à cette dernière.

121 Si Baudelaire le dédicace à M.