— Une seule chose est choquante, c’est la femme demi-nue, vue de face au premier plan ; elle est froide à force d’efforts dramatiques. — De ce tableau, nous ne saurions trop louer l’exécution de certains morceaux. — Ainsi certaines parties nues des hommes qui se contorsionnent dans les flammes sont de petits chefs-d’œuvre. — Mais nous ferons remarquer que ce n’est que par l’emploi successif et patient de plusieurs moyens secondaires que l’artiste s’efforce d’obtenir l’effet grand et large du tableau d’histoire.

Son étude de Femme nue est une chose commune et qui a trompé son talent.

L’Atelier de Rembrandt est un pastiche très curieux, mais il faut prendre garde à ce genre d’exercice. On risque parfois d’y perdre ce qu’on a.

Au total, M. Robert Fleury est toujours et sera longtemps un artiste éminent, distingué, chercheur, à qui il ne manque qu’un millimètre ou qu’un milligramme de n’importe quoi pour être un beau génie.

 

GRANET

a exposé un chapitre de l’ordre du Temple. Il est généralement reconnu que M. Granet est un maladroit plein de sentiment, et l’on se dit devant ses tableaux : « Quelle simplicité de moyens et pourtant quel effet ! » Qu’y a-t-il donc là de si contradictoire ? Cela prouve tout simplement que c’est un artiste fort adroit et qui déploie une science très apprise dans sa spécialité de vieilleries gothiques ou religieuses, un talent très roué et très décoratif.

 

ACHILLE DEVÉRIA

Voilà un beau nom, voilà un noble et vrai artiste à notre sens.

Les critiques et les journalistes se sont donné le mot pour entonner un charitable De profundis sur le défunt talent de M. Eugène Devéria, et chaque fois qu’il prend à cette vieille gloire romantique la fantaisie de se montrer au jour, ils l’ensevelissent dévotement dans la Naissance de Henri IV, et brûlent quelques cierges en l’honneur de cette ruine. C’est bien, cela prouve que ces messieurs aiment le beau consciencieusement ; cela fait honneur à leur cœur. Mais d’où vient que nul ne songe à jeter quelques fleurs sincères et à tresser quelques loyaux articles en faveur de M. Achille Devéria ? Quelle ingratitude !

Pendant de longues années, M. Achille Devéria a puisé, pour notre plaisir, dans son inépuisable fécondité, de ravissantes vignettes, de charmants petits tableaux d’intérieur, de gracieuses scènes de la vie élégante, comme nul keepsake, malgré les prétentions des réputations nouvelles, n’en a depuis édité. Il savait colorer la pierre lithographique ; tous ses dessins étaient pleins de charmes, distingués, et respiraient je ne sais quelle rêverie amène. Toutes ses femmes coquettes et doucement sensuelles étaient les idéalisations de celles que l’on avait vues et désirées le soir dans les concerts, aux Bouffes, à l’Opéra ou dans les grands salons. Ces lithographies, que les marchands achètent trois sols et qu’ils vendent un franc, sont les représentants fidèles de cette vie élégante et parfumée de la Restauration, sur laquelle plane comme un ange protecteur le romantique et blond fantôme de la duchesse de Berry.

Quelle ingratitude ! Aujourd’hui l’on n’en parle plus, et tous nos ânes routiniers et antipoétiques se sont amoureusement tournés vers les âneries et les niaiseries vertueuses de M. Jules David, vers les paradoxes pédants de M. Vidal.

Nous ne dirons pas que M. Achille Devéria a fait un excellent tableau — mais il a fait un tableau — Sainte Anne instruisant la Vierge, — qui vaut surtout par des qualités d’élégance et de composition habile, — c’est plutôt, il est vrai, un coloriage qu’une peinture, et par ces temps de critique picturale, d’art catholique et de crâne facture, une pareille œuvre doit nécessairement avoir l’air naïf et dépaysé. — Si les ouvrages d’un homme célèbre, qui a fait votre joie, vous paraissent aujourd’hui naïfs et dépaysés, enterrez-le donc au moins avec un certain bruit d’orchestre, égoïstes populaces !

 

BOULANGER

a donné une Sainte Famille, détestable ;

Les Bergers de Virgile, médiocres ;

Des Baigneuses, un peu meilleures que des Duval Lecamus et des Maurin, et un Portrait d’homme qui est d’une bonne pâte.

Voilà les dernières ruines de l’ancien romantisme — voilà ce que c’est que de venir dans un temps où il est reçu de croire que l’inspiration suffit et remplace le reste ; — voilà l’abîme où mène la course désordonnée de Mazeppa. — C’est M. Victor Hugo qui a perdu M. Boulanger — après en avoir perdu tant d’autres — c’est le poète qui a fait tomber le peintre dans la fosse. Et pourtant M. Boulanger peint convenablement (voyez ses portraits) ; mais où diable a-t-il pris son brevet de peintre d’histoire et d’artiste inspiré ? est-ce dans les préfaces ou les odes de son illustre ami ?

 

BOISSARD

Il est à regretter que M. Boissard, qui possède les qualités d’un bon peintre, n’ait pas pu faire voir cette année un tableau allégorique représentant la Musique, la Peinture et la Poésie. Le jury, trop fatigué sans doute ce jour-là de sa rude tâche, n’a pas jugé convenable de l’admettre. M. Boissard a toujours surnagé au-dessus des eaux troubles de la mauvaise époque dont nous parlions à propos de M. Boulanger, et s’est sauvé du danger, grâce aux qualités sérieuses et pour ainsi dire naïves de sa peinture. — Son Christ en croix est d’une pâte solide et d’une bonne couleur.

 

SCHNETZ

Hélas ! que faire de ces gros tableaux italiens ? — nous sommes en 1845 — nous craignons fort que Schnetz en fasse encore de semblables en 1855.

 

CHASSÉRIAU

LE KALIFE DE CONSTANTINE SUIVI DE SON ESCORTE

Ce tableau séduit tout d’abord par sa composition. — Cette défilade de chevaux et ces grands cavaliers ont quelque chose qui rappelle l’audace naïve des grands maîtres. — Mais pour qui a suivi avec soin les études de M. Chassériau, il est évident que bien des révolutions s’agitent encore dans ce jeune esprit, et que la lutte n’est pas finie.

La position qu’il veut se créer entre Ingres, dont il est élève, et Delacroix qu’il cherche à détrousser, a quelque chose d’équivoque pour tout le monde et d’embarrassant pour lui-même. Que M. Chassériau trouve son bien dans Delacroix, c’est tout simple ; mais que, malgré tout son talent et l’expérience précoce qu’il a acquise, il le laisse si bien voir, là est le mal. Ainsi, il y a dans ce tableau des contradictions. — En certains endroits c’est déjà de la couleur, en d’autres ce n’est encore que coloriage — et néanmoins l’aspect en est agréable, et la composition, nous nous plaisons à le répéter, excellente.

Déjà, dans les illustrations d’Othello, tout le monde avait remarqué la préoccupation d’imiter Delacroix. — Mais, avec des goûts aussi distingués et un esprit aussi actif que celui de M. Chassériau, il y a tout lieu d’espérer qu’il deviendra un peintre, et un peintre éminent.

 

DEBON

BATAILLE D’HASTINGS

Encore un pseudo-Delacroix ; — mais que de talent ! quelle énergie ! C’est une vraie bataille. — Nous voyons dans cette œuvre toutes sortes d’excellentes choses ; — une belle couleur, la recherche sincère de la vérité, et la facilité hardie de composition qui fait les peintres d’histoire.

 

VICTOR ROBERT

Voilà un tableau qui a eu du guignon ; — il a été suffisamment blagué par les savants du feuilleton, et nous croyons qu’il est temps de redresser les torts. — Aussi quelle singulière idée que de montrer à ces messieurs la religion, la philosophie, les sciences et les arts éclairant l’Europe, et de représenter chaque peuple de l’Europe par une figure qui occupe dans le tableau sa place géographique  ! Comment faire goûter à ces articliers quelque chose d’audacieux, et leur faire comprendre que l’allégorie est un des plus beaux genres de l’art ?

Cette énorme composition est d’une bonne couleur, par morceaux, du moins ; nous y trouvons même la recherche de tons nouveaux ; de quelques-unes de ces belles femmes qui figurent les diverses nations, les attitudes sont élégantes et originales.

Il est malheureux que l’idée baroque d’assigner à chaque peuple sa place géographique ait nui à l’ensemble de la composition, au charme des groupes, et ait éparpillé les figures comme un tableau de Claude Lorrain, dont les bonshommes s’en vont à la débandade.

M. Victor Robert est-il un artiste consommé ou un génie étourdi ? Il y a du pour et du contre, des bévues de jeune homme et de savantes intentions. — En somme, c’est là un des tableaux les plus curieux et les plus dignes d’attention du Salon de 1845.

 

BRUNE

a exposé le Christ descendu de la croix. Bonne couleur, dessin suffisant. — M. Brune a été jadis plus original. — Qui ne se rappelle L’Apocalypse et l’Envie ? — Du reste il a toujours eu à son service un talent de facture ferme et solide, en même temps que très facile, qui lui donne dans l’école moderne une place honorable et presque égale à celle de Guerchin et des Carrache, dans les commencements de la décadence italienne.

 

GLAIZE

M. Glaize a un talent — c’est celui de bien peindre les femmes. — C’est la Madeleine et les femmes qui l’entourent qui sauvent son tableau de la Conversion de Madeleine — et c’est la molle et vraiment féminine tournure de Galatée qui donne à son tableau de Galatée et Acis un charme un peu original.