Nul doute que Charles Baudelaire aurait connu un immense succès de son vivant, s’il avait écrit et publié ses poèmes durant les années 1960.

NOTES


 

1 Durant la fin du XIXe siècle et le tout début du XXe, les autres traducteurs des œuvres d’Edgar Allan Poe furent Stéphane Mallarmé, Émile Hennequin, Félix Rabbe et William L. Hughes.

2 La lecture de cette biographie est disponible à la lecture en ligne et en téléchargement en fichier .pdf sur le site de la Bibliothèque nationale de France, au lien suivant :

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k61826b.r=Charles+Baudelaire.langFR

 

CHARLES BAUDELAIRE

LES FLEURS DU MAL

 

ÉDITION ANNOTÉE

REVUE ET AUGMENTÉE

 

COMPRENANT

LES TEXTES DE L’ÉDITION ORIGINALE,

DE LA SECONDE ÉDITION,

DE L’EDITION POSTHUME ET DES ÉPAVES

 

 

 

 

 

 

 

 

2012

 

 

SOMMAIRE

LES FLEURS DU MAL

 

AU LECTEUR

 

PREMIÈRE PARTIE

SPLEEN ET IDÉAL

&nbspЅ;

I

BÉNÉDICTION

II

L'ALBATROS

III

ÉLÉVATION

IV

CORRESPONDANCES

V

J'AIME LE SOUVENIR DE CES ÉPOQUES NUES

VI

LES PHARES

VII

LA MUSE MALADE

VIII

LA MUSE VÉNALE

IX

LE MAUVAIS MOINE

X

L'ENNEMI

XI

LE GUIGNON

XII

LA VIE ANTÉRIEURE

XIII

BOHÉMIENS EN VOYAGE

XIV

L'HOMME ET LA MER

XV

DON JUAN AUX ENFERS

XVI

CHÂTIMENT DE L'ORGUEIL

XVII

LA BEAUTÉ

XVIII

L'IDEAL

XIX

LA GÉANTE

XX

LE MASQUE

XXI

HYMNE À LA BEAUTÉ

XXII

PARFUM EXOTIQUE

XXIII

LA CHEVELURE

XXIV

JE T’ADORE A L’EGAL DE LA VOUTE NOCTURNE

XXV

TU METTRAIS L’UNIVERS ENTIER DANS TA RUELLE

XXVI

SED NON SATIATA

XXVII

AVEC SES VETEMENTS ONDOYANTS ET NACRES

XXVIII

LE SERPENT QUI DANSE

XXIX

UNE CHAROGNE

XXX

DE PROFONDIS CLAMAVI

XXXI

LE VAMPIRE

XXXII

UNE NUIT QUE J’ETAIS PRES D’UNE AFFREUSE JUIVE

XXXIII

REMORDS POSTHUME

XXXIV

LE CHAT

XXXV

DUELLUM

XXXVI

LE BALCON

XXXVII

LE POSSÉDÉ

XXXVIII

 

UN FANTÔME

XXXIX

JE TE DONNE CES VERS AFIN QUE SI MON NOM

XL

SEMPER EADEM

XLI

TOUT ENTIÈRE

XLII

QUE DIRAS-TU CE SOIR, PAUVRE AME SOLITAIRE

XLIII

LE FLAMBEAU VIVANT

XLIV

REVERSIBILITÉ

XLV

CONFESSION

XLVI

L'AUBE SPIRITUELLE

XLVII

HARMONIE DU SOIR

XLVIII

LE FLACON

XLIX

LE POISON

L

CIEL BROUILLÉ

LI

LE CHAT

LII

LE BEAU NAVIRE

LIII

L'INVITATION AU VOYAGE

LIV

L'IRRÉPARABLE

LV

CAUSERIE

LVI

CHANT D'AUTOMNE

LVII

À UNE MADONE

LVIII

CHANSON D'APRES-MIDI

LIX

SISINA

LX

FRANCISCAE MEAE LAUDES

LXI

À UNE DAME CRÉOLE

LXII

MOESTA ET ERRABUNDA

LXIII

LE REVENANT

LXIV

SONNET D'AUTOMNE

LXV

TRISTESSES DE LA LUNE

LXVI

LES CHATS

LXVII

LES HIBOUX

LXVIII

LA PIPE

LXIX

LA MUSIQUE

LXX

SÉPULTURE

LXXI

UNE GRAVURE FANTASTIQUE

LXXII

LE MORT JOYEUX

LXXIII

LE TONNEAU DE LA HAINE

LXXIV

LA CLOCHE FÉLÉE

LXXV

SPLEEN «PLUVIOSE, IRRITÉ CONTRE LA VILLE ENTIÈRE»

LXXVI

SPLEEN «J'AI PLUS DE SOUVENIRS...»

LXXVII

SPLEEN «JE SUIS COMME LE ROI...»

LXXVIII

SPLEEN «QUAND LE CIEL BAS ET LOURD...»

LXXIX

OBSESSION

LXXX

LE GOÛT DU NÉANT

LXXXI

ALCHIMIE DE LA DOULEUR

LXXXII

HORREUR SYMPATHIQUE

LXXXIII

L'HÉAUTONTIMOROUMÉNOS

LXXXIV

L'IRRÉMÉDIABLE

LXXXV

L'HORLOGE

LXXXVI

LE CALUMET DE PAIX

LXXXVII

LA PRIÈRE D’UN PAÏEN

LXXXVIII

LE COUVERCLE

LXXXIX

L’IMPRÉVU

XC

L’EXAMEN DE MINUIT

XCI

MADRIGAL TRISTE

XCII

L’AVERTISSEUR

XCIII

À UNE MALABARAISE

XCIV

LA VOIX

XCV

HYMNE

XCVI

LE REBELLE

XCVII

LES YEUX DE BERTHE

XCVIII

LE JET D’EAU

XCIX

LA RANÇON

C

BIEN LOIN D’ICI

CI

LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE

CII

SUR LE TASSE EN PRISON

CIII

LE GOUFFRE

CIV

LES PLAINTES D’UN ICARE

CV

RECUEILLEMENT

 

DEUXIÈME PARTIE

TABLEAUX PARISIENS

 

CVI

PAYSAGE

CVII

LE SOLEIL

CVIII

LA LUNE OFFENSÉE

CIX

À UNE MENDIANTE ROUSSE

CX

LE CYGNE

CXI

LES SEPT VIEILLARDS

CXII

LES PETITES VIEILLES

CXIII

LES AVEUGLES

CXIV

À UNE PASSANTE

CXV

LE SQUELETTE LABOUREUR

CXVI

LE CRÉPUSCULE DU SOIR

CXVII

LE JEU

CXVIII

DANSE MACABRE

CXIX

L'AMOUR DU MENSONGE

CXX

JE N’AI PAS OUBLIE, VOISINE DE LA VILLE

CXXI

LA SERVANTE AU GRAND CŒUR DONT VOUS ETIEZ JALOUSE

CXXII

BRUMES ET PLUIES

CXXIII

RÊVE PARISIEN

CXXIV

LE CRÉPUSCULE DU MATIN

 

TROISIÈME PARTIE

LE VIN

 

CXXV

L'ÂME DU VIN

CXXVI

LE VIN DES CHIFFONNIERS

CXXVII

LE VIN DE L'ASSASSIN

CXXVIII

LE VIN DU SOLITAIRE

CXXIX

LE VIN DES AMANTS

 

QUATRIÈME PARTIE

FLEURS DU MAL

 

CXXX

LA DESTRUCTION

CXXXI

UNE MARTYRE

CXXXII

FEMMES DAMNÉES

CXXXIII

LES DEUX BONNES SŒURS

CXXXIV

LA FONTAINE DE SANG

CXXXV

ALLÉGORIE

CXXXVI

LA BÉATRICE

CXXXVII

VOYAGE À CYTHÈRE

CXXXVIII

L'AMOUR ET LE CRÂNE

 

CINQUIÈME PARTIE

RÉVOLTE

 

CXXXIX

LE RENIEMENT DE SAINT PIERRE

CXL

ABEL ET CAÏN

CXLI

LES LITANIES DE SATAN

 

SIXIÈME PARTIE

LA MORT

 

CXLII

LA MORT DES AMANTS

CXLIII

LA MORT DES PAUVRES

CXLIV

LA MORT DES ARTISTES

CXLV

LA FIN DE LA JOURNÉE

CXLVI

LE RÊVE D'UN CURIEUX

CXLVII

LE VOYAGE

 

SEPTIÈME PARTIE

LES ÉPAVES

 

CXLVIII

LE LÉTHÉ

CXLIX

À CELLE QUI EST TROP GAIE

CL

LES BIJOUX

CLI

LESBOS

CLII

FEMMES DAMNÉES

CLIII

LES MÉTAMORPHOSES DU VAMPIRE

 

 

NOTES

 

 

LES FLEURS DU MAL

 

AU LECTEUR

 

La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,

Occupent nos esprits et travaillent nos corps,

Et nous alimentons nos aimables remords,

Comme les mendiants nourrissent leur vermine.


 

Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ;

Nous nous faisons payer grassement nos aveux,

Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux,

Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.


 

Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste

Qui berce longuement notre esprit enchanté,

Et le riche métal de notre volonté

Est tout vaporisé par ce savant chimiste.


 

C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !

Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;

Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,

Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.


 

Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange

Le sein martyrisé d'une antique catin,

Nous volons au passage un plaisir clandestin

Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.


 

Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes,

Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,

Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons,

Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes1.


 

Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,

N'ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins

р

Le canevas banal de nos piteux destins

C'est que notre âme, hélas ! n'est pas assez hardie.


 

Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,

Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,

Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,

Dans la ménagerie infâme de nos vices,


 

Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !

Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris2,

Il ferait volontiers de la terre un débris

Et dans un bâillement avalerait le monde ;


 

C'est l'Ennui ! — l'œil chargé d'un pleur involontaire,

Il rêve d'échafauds en fumant son houka.

Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,

— Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère !

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

SPLEEN ET IDÉAL

 

 

 

 

I

BÉNÉDICTION

 

Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,

Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,

Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes

Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :


 

— « Ah ! que n'ai-je mis bas tout un nœud de vipères,

Plutôt que de nourrir cette dérision !

Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères

Où mon ventre a conçu mon expiation !


 

Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes

Pour être le dégoût de mon triste mari,

Et que je ne puis rejeter dans les flammes,

Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,


 

Je ferai rejaillir ta haine qui m'accable

Sur l'instrument maudit de tes méchancetés,

Et je tordrai si bien cet arbre misérable,

Qu'il ne pourra pousser ses boutons empestés ! »


 

Elle ravale ainsi l'écume de sa haine,

Et, ne comprenant pas les desseins éternels,

Elle-même prépare au fond de la Géhenne

Les bûchers consacrés aux crimes maternels.


 

Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,

L'Enfant déshérité s'enivre de soleil,

Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange

Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.


 

Il joue avec le vent, cause avec le nuage,

Et s'enivre en chantant du chemin de la croix ;

Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage

Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.


 

Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte,

Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité,

Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,

Et font sur lui l'essai de leur férocité.


 

Dans le pain et le vin destinés à sa bouche

Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats ;

Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,

Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.


 

Sa femme va criant sur les places publiques :

— « Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,

Je ferai le métier des idoles antiques,

Et comme elles je veux me faire redorer3 ;


 

Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe4,

De génuflexions, de viandes et de vins,

Pour savoir si je puis dans un cœur qui m'admire

Usurper en riant les hommages divins !


 

Et, quand je m'ennuierai de ces farces impies,

Je poserai sur lui ma frêle et forte main ;

Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,

Sauront jusqu'à son cœur se frayer un chemin.


 

Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,

J'arracherai ce cœur tout rouge de son sein,

Et, pour rassasier ma bête favorite,

Je le lui jetterai par terre avec dédain ! »


 

Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide,

Le Poète serein lève ses bras pieux,

Et les vastes éclairs de son esprit lucide

Lui dérobent l'aspect des peuples furieux :


 

— « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance

Comme un divin remède à nos impuretés

Et comme la meilleure et la plus pure essence

Qui prépare les forts aux saintes voluptés !


 

Je sais que vous gardez une place au Poète

Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,

Et que vous l'invitez à l'éternelle fête

Des Trônes, des Vertus, des Dominations.


 

Je sais que la douleur est la noblesse unique

Où ne mordront jamais la terre et les enfers,

Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique

Imposer tous les temps et tous les univers.


 

Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,

Les métaux inconnus, les perles de la mer,

Par votre main montés, ne pourraient pas suffire5

À ce beau diadème éblouissant et clair ;


 

Car il ne sera fait que de pure lumière,

Puisée au foyer saint des rayons primitifs,

Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,

Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! »

 

 

 

 

 

II

L’ALBATROS6

 

Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage

Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,

Qui suivent, indolents compagnons de voyage,

Le navire glissant sur les gouffres amers.


 

À peine les ont-ils déposés sur les planches,

Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,

Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches

Comme des avirons traîner à côté d'eux.


 

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !

Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !

L'un agace son bec avec un brûle-gueule,

L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !


 

Le Poète est semblable au prince des nuées

Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;

Exilé sur le sol au milieu des huées,

Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

 

 

 

 

III

ÉLÉVATION

 

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,

Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,

Par delà le soleil, par delà les éthers,

Par delà les confins des sphères étoilées,


 

Mon esprit, tu te meus avec agilité,

Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,

Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde

Avec une indicible et mâle volupté.


 

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;

Va te purifier dans l'air supérieur,

Et bois, comme une pure et divine liqueur,

Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

р


 

Derrière les ennuis et les vastes chagrins7

Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,

Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse

S'élancer vers les champs lumineux et sereins ;


 

Celui dont les pensers, comme des alouettes,

Vers les cieux le matin prennent un libre essor,

— Qui plane sur la vie, et comprend sans effort

Le langage des fleurs et des choses muettes !

 

 

 

 

IV

CORRESPONDANCES

 

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L’homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers.

 

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

 

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

— Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

 

Ayant l’expansion des choses infinies,

Comme lambre, le musc, le benjoin et l’encens,

Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

 

 

 

 

V

J’AIME LE SOUVENIR DE CES ÉPOQUES NUES

 

J'aime le souvenir de ces époques nues,

Dont Phoebus se plaisait à dorer les statues8.

Alors l'homme et la femme en leur agilité

Jouissaient sans mensonge et sans anxiété,

Et, le ciel amoureux leur caressant l'échine,

Exerçaient la santé de leur noble machine.

Cybèle alors, fertile en produits généreux,

Ne trouvait point ses fils un poids trop onéreux,

Mais, louve, au cœur gonflé de tendresses communes,

Abreuvait l'univers à ses tétines brunes.

L'homme, élégant, robuste et fort, avait le droit

D'être fier des beautés qui le nommaient leur roi9 ;

Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures,

Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures !


 

Le Poète aujourd'hui, quand il veut concevoir

Ces natives grandeurs, aux lieux où se font voir

La nudité de l'homme et celle de la femme,

Sent un froid ténébreux envelopper son âme

Devant ce noir tableau plein d'épouvantement.

Ô monstruosités pleurant leur vêtement !

Ô ridicules troncs ! torses dignes des masques !

Ô pauvres corps tordus, maigres, ventrus ou flasques,

Que le dieu de l'Utile, implacable et serein,

Enfants, emmaillota dans ses langes d'airain !

Et vous, femmes, hélas ! pâles comme des cierges10,

Du vice maternel traînant l'hérédité

Et toutes les hideurs de la fécondité !


 

Nous avons, il est vrai, nations corrompues,

Aux peuples anciens des beautés inconnues :

Des visages rongés par les chancres du cœur,

Et comme qui dirait des beautés de langueur ;

Mais ces inventions de nos muses tardives

N'empêcheront jamais les races maladives

De rendre à la jeunesse un hommage profond,

— À la sainte jeunesse, à l'air simple, au doux front,

À l'œil limpide et clair ainsi qu'une eau courante,

Et qui va répandant sur tout, insouciante

Comme l'azur du ciel, les oiseaux et les fleurs,

р

Ses parfums, ses chansons et ses douces chaleurs !

 

 

 

 

VI

LES PHARES

 

Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,

Oreiller de la chair fraîche où l'on ne peut aimer,

Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,

Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer ;


 

Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,

Où des anges charmants, avec de doux souris

Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre

Des glaciers et des pins qui ferment leur pays,


 

Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,

Et d'un grand crucifix décoré seulement,

Où la prière en pleurs s'exhale des ordures,

Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement ;


 

Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules

Se mêler à des Christs, et se lever tout droits

Des fantômes puissants qui dans les crépuscules

Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;


 

Colères de boxeur, impudences de faune,

Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,

Grand cœur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune,

Puget, mélancolique empereur des forçats,


 

Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,

Comme des papillons, errent en flamboyant,

Décors frais et légers éclairés par des lustres

Qui versent la folie à ce bal tournoyant,


 

Goya, cauchemar plein de choses inconnues,

De fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,

De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues

Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;


 

Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,

Ombragé par un bois de sapins toujours vert,

Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges

Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;


 

Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,

Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,

Sont un écho redit par mille labyrinthes ;

C'est pour les cœurs mortels un divin opium !


 

C'est un cri répété par mille sentinelles,

Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;

C'est un phare allumé sur mille citadelles,

Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !


 

 

Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage

Que nous puissions donner de notre dignité

Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge11

Et vient mourir au bord de votre éternité !

 

 

 

 

VII

LA MUSE MALADE

 

Ma pauvre muse, hélas ! qu'as-tu donc ce matin ?

Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes,

Et je vois tour à tour réfléchies sur ton teint12

La folie et l'horreur, froides et taciturnes.


 

Le succube verdâtre et le rose lutin

T'ont-ils versé la peur et l'amour de leurs urnes ?

Le cauchemar, d'un poing despotique et mutin,

T'a-t-il noyée au fond d'un fabuleux Minturnes ?


 

Je voudrais qu'exhalant l'odeur de la santé

Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté,

Et que ton sang chrétien coulât à flots rythmiques,


 

Comme les sons nombreux des syllabes antiques,

Où règnent tour à tour le père des chansons,

Phoebus, et le grand Pan, le seigneur des moissons.

 

 

 

 

VIII

LA MUSE VÉNALE

 

Ô muse de mon cœur, amante des palais,

Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées,

Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées,

Un tison pour chauffer tes deux pieds violets ?


 

Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées

Aux nocturnes rayons qui bercent les volets ?

Sentant ta bourse à sec autant que ton palais,

Récolteras-tu l'or des voûtes azurées ?


 

Il te faut, pour gagner ton pain chaque soir,

Comme un enfant de chœur, jouer de l'encensoir,

Chanter des Te Deum auxquels tu ne crois guère,


 

Ou, saltimbanque à jeun, étaler tes appas

Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas,

Pour faire épanouir la rate du vulgaire.

 

 

 

 

IX

LE MAUVAIS MOINE

 

Les cloîtres anciens sur leurs grandes murailles13

Étalaient en tableaux la sainte Vérité,

Dont l'effet, réchauffant les pieuses entrailles,

Tempéraient la froideur de leur austérité.


 

En ces temps où du Christ florissaient les semailles,

Plus d'un illustre moine, aujourd'hui peu cité,

Prenant pour atelier le champ des funérailles,

Glorifiait la Mort avec simplicité.


 

— Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite,

Depuis l'éternité je parcours et j'habite ;

Rien n'habite les murs de ce cloître odieux.


 

Ô moine fainéant ! quand saurai-je donc faire

Du spectacle vivant de ma triste misère

Le travail de mes mains et l'amour de mes yeux ?

 

 

 

 

X

L’ENNEMI

 

Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,

Traversé çà et là par de brillants soleils ;

Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,

Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.


 

Voilà que j'ai touché l'automne des idées,

Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux

Pour rassembler à neuf les terres inondées,

Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.


 

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve

Trouveront dans ce sol lavé comme une grève

Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?


 

— Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,

Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur

Du sang que nous perdons croît et se fortifie !

 

 

 

 

XI

LE GUIGNON

 

Pour soulever un poids si lourd,

Sisyphe, il faudrait ton courage !

Bien qu'on ait du cœur à l'ouvrage,

L'Art est long et le Temps est court.


 

Loin des sépultures célèbres,

Vers un cimetière isolé,

Mon cœur, comme un tambour voilé,

Va battant des marches funèbres.


 

— Maint joyau dort enseveli

Dans les ténèbres et l'oubli,

Bien loin des pioches et des sondes ;


 

Mainte fleur panche à regret

Son parfum doux comme un secret

Dans les solitudes profondes.

 

 

 

 

XII

LA VIE ANTÉRIEURE

 

J'ai longtemps habité sous de vastes portiques

Que les soleils marins teignaient de mille feux,

Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,

Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.


 

Les houles, en roulant les images des cieux,

Mêlaient d'une façon solennelle et mystique

Les tout-puissants accords de leur riche musique

Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.


 

C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,

Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs14

Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,


 

Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,

 

Et dont l'unique soin était d'approfondir

Le secret douloureux qui me faisait languir.

 

 

 

 

XIII

BOHÉMIENS EN VOYAGE

 

La tribu prophétique aux prunelles ardentes

Hier s'est mise en route, emportant ses petits

Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits

Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.


 

Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes

Le long des chariots ou les leurs sont blottis,

Promenant sur le ciel des yeux appesantis

Par le mornрe regret des chimères absentes.


 

Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,

Les regardant passer, redouble sa chanson ;

Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,


 

Fait couler le rocher et fleurir le désert

 

Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert

L'empire familier des ténèbres futures.

 

 

 

 

XIV

L’HOMME ET LA MER

 

Homme libre, toujours tu chériras la mer !

La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme

Dans le déroulement infini de sa lame,

Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.


 

Tu te plais à plonger au sein de ton image ;

Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cœur

Se distrait quelquefois de sa propre rumeur

Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.


 

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :

Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes15 ;

Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,

Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !


 

Et cependant voilà des siècles innombrables

Que vous vous combattez sans pitié ni remord,

 

Tellement vous aimez le carnage et la mort,

Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !

 

 

 

 

XV

DON JUAN AUX ENFERS16

 

Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraine

Et lorsqu'il eut donné son obole à Charron,

Un sombre mendiant, l'œil fier comme Antisthène,

D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.


 

Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,

Des femmes se tordaient sous le noir firmament,

Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,

Derrière lui traînaient un long mugissement.


 

Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,

Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant

Montrait à tous les morts errant sur les rivages17

Le fils audacieux qui railla son front blanc.


 

Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,

Près de l'époux perfide et qui fut son amant,

Semblait lui réclamer un suprême sourire

Où brillait la douceur de son premier serment.


 

Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre

Se tenait à la barre et coupait le flot noir,

 

Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,

Regardait le sillage et ne daignait rien voir.

 

 

 

 

XVI

CHÂTIMENT DE L’ORGUEIL


 

En ces temps merveilleux où la Théologie

Fleurit avec le plus de sève et d'énergie,

On raconte qu'un jour un docteur des plus grands,

— Après avoir forcé les cœurs indifférents ;

Les avoir remués dans leurs profondeurs noires ;

Après avoir franchi vers les célestes gloires

Des chemins singuliers à lui-même inconnus,

Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus, —

 

Comme un homme monté trop haut, pris de panique,

S'écria, transporté d'un orgueil satanique :

« Jésus, petit Jésus ! je t'ai poussé bien haut !18

Mais, si j'avais voulu t'attaquer au défaut

De l'armure, ta honte égalerait ta gloire,

Et tu ne serais plus qu'un fœtus dérisoire ! »


 

Immédiatement sa raison s'en alla.

L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila ;

Tout le chaos roula dans cette intelligence,

Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence,

Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.

Le silence et la nuit s'installèrent en lui,

Comme dans un caveau dont la clef est perdue.

Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue,

Et, quand il s'en allait sans rien voir, à travers

Les champs, sans distinguer les étés des hivers,

Sale, inutile et laid comme une chose usée,

Il faisait des enfants la joie et la risée.

 

 

 

 

XVII

LA BEAUTÉ

 

Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,

Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,

Est fait pour inspirer au poète un amour

Éternel et muet ainsi que la matière.


 

Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris ;

J'unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;

Je hais le mouvement qui déplace les lignes,

Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.


 

Les poètes, devant mes grandes attitudes,

Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments19,

Consumeront leurs jours en d'austères études ;


 

Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,

De purs miroirs qui font toutes choses plus belles20 :

Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !

 

 

 

 

XVIII

L’IDÉAL

 

Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,

Produits avariés, nés d'un siècle vaurien,

Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,

Qui sauront satisfaire un cœur comme le mien.


 

Je laisse à Gavarni, poète des chloroses,

Son troupeau gazouillant de beautés d'hôpital,

Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses

Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.


 

Ce qu'il faut à ce cœur profond comme un abîme,

C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,

Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans,


 

Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange,

 

Qui tors paisiblement dans une pose étrange

Tes appas façonnés aux bouches des Titans.

 

 

 

 

XIX

LA GÉANTE

 

              Du temps que la Nature en sa verve puissante

              Concevait chaque jour des enfants monstrueux,

              J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante,

              Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux.


 

              J'eusse aimé voir son corps fleurir avec son âme

              Et grandir librement dans ses terribles jeux ;

              Deviner si son cœur couve une sombre flamme

  &nbsрp;           Aux humides brouillards qui nagent dans ses yeux ;


 

Parcourir à loisir ses magnifiques formes ;

Ramper sur le versant de ses genoux énormes,

Et parfois en été, quand les soleils malsains,


 

Lasse, la font s'étendre à travers la campagne,

 

Dormir nonchalamment à l'ombre de ses seins,

Comme un hameau paisible au pied d'une montagne.

 

 

 

 

XX21

LE MASQUE

(À ERNEST CHRISTOPHE)

 

Contemplons ce trésor de grâces florentines ;

Dans l'ondulation de ce corps musculeux

L'Élégance et la Force abondent, sœurs divines,

Cette femme, morceau vraiment miraculeux,

Divinement robuste, adorablement mince,

Est faite pour trôner sur des lits somptueux,

Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince.


 

— Aussi, vois ce souris fin et voluptueux

Où la Fatuité promène son extase ;

Ce long regard sournois, langoureux et moqueur ;

Ce visage mignard, tout encadré de gaze,

Dont chaque trait nous dit avec un air moqueur :

« La Volupté m'appelle et l'Amour me couronne ! »22

À cet être doué de tant de majesté

Vois quel charme excitant la gentillesse donne !

Approchons, et tournons autour de sa beauté.


 

Ô blasphème de l'art ! ô surprise fatale !

La femme au corps divin, promettant le bonheur,

Par le haut se termine en monstre bicéphale !


 

Mais non ! ce n'est qu'un masque, un décor suborneur,

Ce visage éclairé d'une exquise grimace,

Et, regarde, voici, crispée atrocement,

La véritable tête, et la sincère face

Renversée à l'abri de la face qui ment.

Pauvre grande beauté ! le magnifique fleuve

De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux :

Ton mensonge m'enivre, et mon cœur s'abreuve

Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux !


 

— Mais pourquoi pleure-t-elle ? Elle, beauté parfaite

Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu,

Quel mal mystérieux ronge son flanc d'athlète ?


 

— Elle pleure, insensé, parce qu'elle a vécu !

Et parce qu'elle vit ! Mais ce qu'elle déplore,

Surtout, ce qui la fait frémir jusqu'aux genoux,

C'est que demain, hélas ! il faudra vivre encore !

Demain, après-demain et toujours ! — comme nous !

 

 

 

 

XXI

HYMNE À LA BEAUTÉ23

 

Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme

Ô Beauté ? ton regard, infernal et divin,

Verse confusément le bienfait et le crime,

Et l'on peut pour cela te comparer au vin.


 

Tu contiens dans ton œil le couchant et l'aurore ;

Tu répands des parfums comme un soir orageux ;

Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore

Qui font le héros lâche et l'enfant courageux.


 

Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ?

Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien ;

Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,

Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.


 

Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques ;

De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant,

Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,

Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.


 

L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,

Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau !

L'amoureux pantelant incliné sur sa belle

À l'air d'un moribond caressant son tombeau.


 

Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,

Ô Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !

Si ton œil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte

D'un Infini que j'aime et n'ai jamais connu ?


 

De Satan ou de Dieu, qu'importe ? Ange ou Sirène,

Qu'importe, si tu rends, — fée aux yeux de velours,

 

Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! —

L'univers moins hideux et les instants moins lourds ?

 

 

 

 

XXII

PARFUM EXOTIQUE

 

              Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,

              Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,

              Je vois se dérouler des rivages heureux

              Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone ;


 

              Une île paresseuse où la nature donne

              Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;

              Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,

              Et des femmes dont l'œil par sa franchise étonne.


 

Guidé par ton odeur vers de charmants climats,

Je vois un port rempli de voiles et de mâts

Encor tout fatigués par la vague marine,

 


 

Pendant que le parfum des verts tamariniers,

Qui circule dans l'air et m'enfle la narine

Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.

 

 

 

 

 

XXIII

LA CHEVELURE24

 

Ô toison, moutonnant jusque sur l'encolure !

Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !

Extase ! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure

Des souvenirs dormant dans cette chevelure,

Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir !


 

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,

Tout un monde lointain, absent, presque défunt,

Vit dans les profondeurs, forêt aromatique !

Comme d'autres esprits voguent sur la musique,

Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.


 

J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève,

Se pâment longuement sous l'ardeur des climats ;

Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève !

Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve

De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :


 

Un port retentissant où mon âme peut boire

À grands flots le parfum, le son et la couleur ;

Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,

Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire

D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur.


 

Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse

Dans ce noir océan où l'autre est enfermé ;

Et mon esprit subtil que le roulis caresse

Saura vous retrouver, ô féconde paresse !

Infinis bercements du loisir embaumé !


 

Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,

Vous me rendez l'azur du ciel immense et rondр ;

Sur les bords duvetés de vos mèches tordues

Je m'enivre ardemment des senteurs confondues

De l'huile de coco, du musc et du goudron.


 

Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde

Sèmera le rubis, la perle et le saphir,

Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde !

N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde

Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?

 

 

 

 

XXIV

JE T'ADORE A L'EGAL DE LA VOUTE NOCTURNE

 

 

Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne,

Ô vase de tristesse, ô grande taciturne,

Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis,

Et que tu me parais, ornement de mes nuits,

Plus ironiquement accumuler les lieues

Qui séparent mes bras des immensités bleues.


 

Je m'avance à l'attaque, et je grimpe aux assauts,

Comme après un cadavre un chœur de vermisseaux,

Et je chéris, ô bête implacable et cruelle !

Jusqu'à cette froideur par où tu m'es plus belle !

 

 

 

 

XXV

TU METTRAIS L'UNIVERS ENTIER DANS TA RUELLE

 

Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle,

Femme impure ! L'ennui rend ton âme cruelle.

Pour exercer tes dents à ce jeu singulier,

Il te faut chaque jour un cœur au râtelier.

Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques

Et des ifs flamboyants dans les fêtes publiques,

Usent insolemment d'un pouvoir emprunté,

Sans connaître jamais la loi de leur beauté.

 

Machine aveugle et sourde, en cruautés féconde !

Salutaire instrument, buveur du sang du monde,

Comment n'as-tu pas honte et comment n'as-tu pas

Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas ?

La grandeur de ce mal où tu te crois savante

Ne t'a donc jamais fait reculer d'épouvante,

Quand la nature, grande en ces desseins cachés,

De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés,

— De toi, vil animal, — pour pétrir un génie ?


 

Ô fangeuse grandeur ! sublime ignominie !

 

 

 

 

XXVI

SED NON SATIATA

 

Bizarre déité, brune comme les nuits,

Au parfum mélangé de musc et de havane,

Œuvre de quelque obi, le Faust de la savane,

Sorcière au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits,


 

Je préfère au constance, à l'opium, au nuits,

L'élixir de ta bouche où l'amour se pavane ;

Quand vers toi mes désirs partent en caravane,

Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis.


 

Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme,

Ô démon sans pitié ! verse-moi moins de flamme ;

Je ne suis pas le Styx pour t'embrasser neuf fois,


 

Hélas ! et je ne puis, Mégère libertine,

Pour briser ton courage et te mettre aux abois,

Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine !

 

 

 

 

XXVII

AVEC SES VÊTEMENTS ONDOYANTS ET NACRES

 

Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,

Même quand elle marche on crрoirait qu'elle danse,

Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés

Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.


 

Comme le sable morne et l'azur des déserts,

Insensibles tous deux à l'humaine souffrance,

Comme les longs réseaux de la houle des mers,

Elle se développe avec indifférence.


 

Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants,

Et dans cette nature étrange et symbolique

Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique,


 

Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants,

Resplendit à jamais, comme un astre inutile,

La froide majesté de la femme stérile.

 

 

 

 

XXVIII

LE SERPENT QUI DANSE

 

Que j'aime voir, chère indolente,

              De ton corps si beau,

Comme une étoffe vacillante,

              Miroiter la peau !


 

Sur ta chevelure profonde

              Aux âcres parfums,

Mer odorante et vagabonde

              Aux flots bleus et bruns,


 

Comme un navire qui s'éveille

              Au vent du matin,

Mon âme rêveuse appareille

              Pour un ciel lointain.


 

Tes yeux, où rien ne se révèle

              De doux ni d'amer,

Sont deux bijoux froids où se mêle

              L'or avec le fer.


 

À te voir marcher en cadence,

              Belle d'abandon,

On dirait un serpent qui danse

              Au bout d'un bâton.


 

Sous le fardeau de ta paresse

              Ta tête d'enfant

Se balance avec la mollesse

              D'un jeune éléphant,


 

Et ton corps se penche et s'allonge

              Comme un fin vaisseau

Qui roule bord sur bord et plonge

              Ses vergues dans l'eau.


 

Comme un flot grossi par la fonte

              Des glaciers grondants,

Quand l'eau de ta bouche remonte25

              Au bord de tes dents,


 

Je crois boire un vin de Bohème,

              Amer et vainqueur,

 

Un ciel liquide qui parsème

              D'étoiles mon cœur !

 

 

 

 

XXIX

UNE CHAROGNE

 

Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,

              Ce beau matin d'été si doux :

Au détour d'un sentier une charogne infâme

              Sur un lit semé de cailloux,


 

Les jambes en l'air, comme une femme lubriрque,

              Brûlante et suant les poisons,

Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique

              Son ventre plein d'exhalaisons.


 

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,

              Comme afin de la cuire à point,

Et de rendre au centuple à la grande Nature

              Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;


 

Et le ciel regardait la carcasse superbe

              Comme une fleur s'épanouir.

La puanteur était si forte, que sur l'herbe

              Vous crûtes vous évanouir.


 

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,

              D'où sortaient de noirs bataillons

De larves, qui coulaient comme un épais liquide

              Le long de ces vivants haillons.


 

Tout cela descendait, montait comme une vague,

              Ou s'élançait en pétillant ;

On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,

              Vivait en se multipliant.


 

Et ce monde rendait une étrange musique,

              Comme l'eau courante et le vent,

Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique

              Agite et tourne dans son van.


 

Les formes s'affaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,

              Une ébauche lente à venir,

Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève

              Seulement par le souvenir.


 

Derrière les rochрers une chienne inquiète

              Nous regardait d'un œil fâché,

Épiant le moment de reprendre au squelette

              Le morceau qu'elle avait lâché.


 

— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,

              À cette horrible infection,

Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,

              Vous, mon ange et ma passion !


 

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,

              Après les derniers sacrements,

Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,

              Moisir parmi les ossements.


 

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine

              Qui vous mangera de baisers,

Que j'ai gardé la forme et l'essence divine

              De mes amours décomposés !

 

 

 

 

XXX

DE PROFONDIS CLAMAVI26

 

J'implore ta pitié, Toi, l'unique que j'aime,

Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé.

C'est un univers morne à l'horizon plombé,

Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème ;


 

Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,

Et les six autres mois la nuit couvre la terre ;

C'est un pays plus nu que la terre polaire ;

— Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois.


 

Or il n'est pas d'horreur au monde qui surpasse

La froide cruauрté de ce soleil de glace

Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos ;


 

Je jalouse le sort des plus vils animaux

Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,

Tant l'écheveau du temps lentement se dévide !

 

 

 

 

XXXI

LE VAMPIRE

 

Toi qui, comme un coup de couteau,

Dans mon cœur plaintif es entrée ;

Toi qui, forte comme un troupeau27

De démons, vins, folle et parée,


 

De mon esprit humilié

Faire ton lit et ton domaine ;

— Infâme à qui je suis lié

Comme un forçat à la chaîne,


 

Comme au jeu le joueur têtu,

Comme à la bouteille l'ivrogne,

Comme aux vermines la charogne,

— Maudite, maudite sois-tu!


 

J'ai prié le glaive rapide

De conquérir ma liberté

Et j'ai dit au poison perfide

De secourir ma lâcheté.


 

Hélas ! le poison et le glaive

M'ont pris en dédain et m'ont dit :

« Tu n'es pas digne qu'on t'enlève

À ton esclavage maudit,


 

Imbécile ! — de son empire

 

Si nos efforts te délivraient,

Tes baisers ressusciteraient

Le cadavre de ton vampire ! »

 

 

 

 

XXXII

UNE NUIT QUE J'ETAIS PRÈS D'UNE AрFFREUSE JUIVE

 

Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive,

Comme au long d'un cadavre un cadavre étendu,

Je me pris à songer près de ce corps vendu

À la triste beauté dont mon désir se prive.

 

Je me représentai sa majesté native,

Son regard de vigueur et de grâces armé,

Ses cheveux qui lui font un casque parfumé,

Et dont le souvenir pour l'amour me ravive.

 

Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps,

Et depuis tes pieds frais jusqu'à tes noires tresses

Déroulé le trésor des profondes caresses,

 

Si, quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort

Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles !

Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.

 

 

 

 

XXXIII

REMORDS POSTHUME

 

Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,

Au fond d'un monument construit en marbre noir,

Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir

Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse ;


 

Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse

Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir,

Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,

Et tes pieds de courir leur course aventureuse,


 

Le tombeau, confident de mon rêve infini

(Car le tombeau toujours comprendra le poète)28

Durant ces grandes nuits d'où le somme est banni,


 

Te dira : « Que vous sert, courtisane imparfaite,

De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts ? »

— Et le ver rongera ta peau comme un remords.

 

 

 

 

XXXIV

LE CHAT

 

Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux ;

              Retiens les griffes de ta patte,

Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,

              Mêlés de métal et d'agate.


 

Lorsque mes doigts caressent à loisir

              Ta tête et ton dos élastique,

Et que ma main s'enivre du plaisir

              De palper ton corps électrique,


 

Je vois ma femme en esprit. Son regard,

              Comme le tien, aimable bête,

Profond et froid, coupe et fend comme un dard,


 

              Et, des pieds jusques à la tête,

 

Un air subtil, un dangereux parfum,

              Nagent autour de son corps brun.

 

 

 

 

XXXV

DUELLUM29

 

Deux guerriers ont couru l'un sur l'autre ; leurs armes

Ont éclaboussé l'air de lueurs et de sang.

Ces jeux, ces cliquetis du fer sont les vacarmes

D'une jeunesse en proie à l'amour vagissant.


 

Les glaives sont brisés ! comme notre jeunesse,р

Ma chère ! Mais les dents, les ongles acérés,

Vengent bientôt l'épée et la dague traîtresse.

— Ô fureur des cœurs mûrs par l'amour ulcérés !


 

Dans le ravin hanté des chats-pards et des onces

Nos héros, s'étreignant méchamment, ont roulé,

Et leur peau fleurira l'aridité des ronces.


 

— Ce gouffre, c'est l'enfer, de nos amis peuplé !

Roulons-y sans remords, amazone inhumaine,

Afin d'éterniser l'ardeur de notre haine !

 

 

 

 

XXXVI

LE BALCON

 

Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,

Ô toi, tous mes plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs !

Tu te rappelleras la beauté des caresses,

La douceur du foyer et le charme des soirs,

Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses !


 

Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon,

Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses.

Que ton sein m'était doux ! que ton cœur m'était bon !

Nous avons dit souvent d'impérissables choses

Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon.


 

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

Que l'espace est profond ! que le cœur est puissant !

En me penchant vers toi, reine des adorées,

Je croyais respirer le parfum de ton sang.

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !


 

La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison,

Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,

Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison !

Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles.

La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison.


 

Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses,

р

Et revis mon passé blotti dans tes genoux.

Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses

Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton cœur si doux ?

Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses !


 

Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,

Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes,

Comme montent au ciel les soleils rajeunis

Après s'être lavés au fond des mers profondes ?

— Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !

 

 

 

 

XXXVII

LE POSSÉDÉ30

 

Le soleil s'est couvert d'une crêpe. Comme lui,

Ô Lune de ma vie ! emmitoufle-toi d'ombre31 ;

Dors ou fume à ton gré ; sois muette, sois sombre,

Et plonge tout entière au gouffre de l'Ennui ;


 

Je t'aime ainsi ! Pourtant, si tu veux aujourd'hui,

Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre,

Te pavaner aux lieux que la Folie encombre,

C'est bien ! Charmant poignard, jaillis de ton étui !


 

Allume ta prunelle à la flamme des lustres !

Allume le désir dans les regards des rustres !

Tout de toi m'est plaisir, morbide ou pétulant ;


 

Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore ;

Il n'est pas une fibre en tout mon corps tremblant

Qui ne crie : Ô mon cher Belzébuth, je t'adore !

 

 

 

 

XXXVIII

UN FANTÔME32

 

I. LES TÉNÈBRES

Dans les caveaux d'insondable tristesse

Où le Destin m'a déjà relégué ;

Où jamais n'entre un rayon rose et gai ;

Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse,


 

Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur

Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres ;

Où, cuisinier aux appétits funèbres,

Je fais bouillir et je mange mon cœur,


 

Par instants brille, et s'allonge, et s'étale

Un spectre fait de grâce et de splendeur.

 

À sa rêveuse allure orientale,


 

Quand il atteint sa totale grandeur,

Je reconnais ma belle visiteuse ;

C'est Elle ! noire et pourtant lumineuse33.

 

II. LE PARFUM

Lecteur, as-tu quelquefois respiré

Avec ivresse et lente gourmandise

Ce grain d'encens qui remplit une église,

Ou d'un sachet le musc invétéré ?


 

Charme profond, magique, dont nous grise

Dans le présent le passé restauré !

Ainsi l'amant sur un corps adoré

Du souvenir cueille la fleur exquise.


 

De ses cheveux élastiques et lourds,

Vivant sachet, encensoir de l'alcôve,

Une senteur montait, sauvage et fauve,


 

Et des habits, mousseline ou velours,

Tout imprégnés de sa jeunesse pure,

Se dégageait un parfum de fourrure.

 

III. LE CADRE

Comme un beau cadre ajoute à la peinture,

Bien quр'elle soit d'un pinceau très vanté,

Je ne sais quoi d'étrange et d'enchanté

Et l'isolant de l'immense nature,


 

Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure,

S'adaptaient juste à sa rare beauté ;

Rien n'offusquait sa parfaite clarté,

Et tout semblait lui servir de bordure.


 

Même on eût dit parfois qu'elle croyait

Que tout voulait l'aimer ; elle noyait

Sa nudité voluptueusement


 

Dans les baisers du satin et du linge,

Et lente ou brusque, à chaque mouvement

Montrait la grâce enfantine du singe.

 

IV. LE PORTRAIT

La Maladie et la Mort font des cendres

De tout le feu qui pour nous flamboya.

De ces grands yeux si fervents et si tendres,

De cette bouche où mon cœur se noya,


 

De ces baisers puissants comme un dictame,

De ces transports plus vifs que des rayons,

Que reste-t-il ? C'est affreux, ô mon âme !

Rien qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons,


 

Qui, comme moi, meurt dans la solitude,

Et que le Temps, injurieux vieillard,

Chaque jour frotte avec son aile rude...


 

Noir assassin de la Vie et de l'Art,

Tu ne tueras jamais dans ma mémoire

Celle qui fut mon plaisir et ma gloire !

 

 

 

 

XXXIX

JE TE DONNE CES VERS AFIN QUE SI MON NOM

 

Je te donne ces vers afin que, si mon nom

Aborde heureusement aux époques lointaines,

Et fait rêver un soir les cervelles humaines34,

Vaisseau favorisé par un grand aquilon,


 

Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,

Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon,

Et par un fraternel et mystique chaînon

Reste comme pendue à mes rimes hautaines ;


 

Être maudit à qui, de l'abîme profond

Jusqu'au plus haut du ciel, rien, hors moi, ne répond !

— Ô toi qui, comme une ombre à la trace éphémère,


 

Foules d'un pied léger et d'un regard serein

Les stupides mortels qui t'ont jugée amère,

Statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain !

 

 

 

 

XL

SEMPER EADEM35

 

« D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,

Montant comme la mer sur le roc noir et nu ? »

— Quand notre cœur a fait une fois sa vendange,

Vivre est un mal. C'est un secret de tous connu,


 

Une douleur très simple et non mystérieuse,

Et, comme votre joie, éclatante pour tous.

Cessez donc de chercher, ô belle curieuse !

Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous !


 

Taisez-vous, ignorante ! l'âme toujours ravie !

Bouche au rire enfantin ! Plus encor que la Vie,

La Mort nous tient souvent par des liens subtils.


 

Laissez, laissez mon cœur s'enivrer d'un mensonge,

Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe,

Et sommeiller longtemps à l'ombre de vos cils !

 

 

 

 

XLI

TOUT ENTIÈRE

 

Le Démon, dans ma chambre haute,

Ce matin est venu me voir,

Et, tâchant à me prendre en faute36,

Me dit : « Je voudrais bien savoir,


 

Parmi toutes les belles choses

Dont est fait son enchantement,

Parmi les objets noirs ou roses

Qui composent son corps charmant,


 

Quel est le plus doux. » — Ô mon âme !

Tu répondis à l'Abhorré :

« Puisqu'en Elle tout est dictame,

Rien ne peut être préféré.