Ce problème est celui de la nature du mal et des conditions de
son évitement. Le mal, dans la tradition judéo-chrétienne, est imputé au péché
originel, c’est-à-dire à une libre transgression de l’interdit divin,
sanctionnée par la souffrance : « Le Seigneur dit à la femme :
“Je ferai qu’enceinte, tu sois dans de grandes souffrances.” […] Il dit à
Adam : “[…] Le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine que tu
t’en nourriras tous les jours de ta vie” » (Genèse, II, 3). Schopenhauer
nous débarrasse entièrement de cette conception de la souffrance comme
conséquence d’une faute. Si « faute » il y a, elle consiste selon lui
dans l’acte métaphysique primordial du vouloir, qui en s’incarnant dans
l’espèce humaine inflige aux individus les tourments de l’existence. La libre
objectivation du vouloir dans les êtres humains est l’équivalent sécularisé du
péché originel. Ici toutefois, liberté* n’est
pas synonyme de choix mais d’absence d’empêchement : rien n’empêche le
vouloir de s’objectiver, de s’exprimer dans le multiple. On ne peut donc pas
véritablement parler d’une « faute » au sens moral du terme, puisque
cette objectivation est non délibérée et non consciente. Il s’agit plutôt d’un
drame métaphysique originel, qui consiste simplement dans le passage mystérieux
– et à vrai dire incompréhensible – de l’un au multiple, de l’unité du vouloir
à la pluralité des forces naturelles en lutte les unes avec les autres.
Contrairement
à ce que soutient la tradition chrétienne, la souffrance humaine ne procède pas
du péché ou du mauvais usage de notre libre arbitre. Elle vient de ce que nous
sommes, nous aussi, régis par ce vouloir fondamental, qui se manifeste en nous
sous forme de désirs impérieux. Ces désirs génèrent la frustration d’une part,
l’égoïsme et l’injustice d’autre part, définie comme tendance à satisfaire nos
intérêts au mépris de ceux d’autrui.
Pour
résoudre le problème de la souffrance et de l’injustice engendrées par la
tyrannie du vouloir, Schopenhauer se demande comment nous pouvons parvenir à
nous en affranchir. Comment réduire l’impact du vouloir-vivre sur nos
vies ? Quelles voies s’offrent à nous pour nous en libérer, ou du moins
pour diminuer son influence ? Tel est l’objet de notre prochain chapitre.
II.
Les voies de la libération
Affirmer
le vouloir-vivre, c’est d’une part souffrir : c’est vivre sous la tyrannie
de désirs qui, une fois satisfaits, cèdent bientôt la place à l’ennui, qui ne
cesse qu’avec l’apparition de nouveaux désirs, et ainsi de suite. C’est d’autre
part être porté à l’égoïsme, à la réalisation de nos intérêts propres au mépris
de ceux d’autrui. Schopenhauer expose plusieurs voies permettant de
s’affranchir de ce vouloir, comme source de souffrances et d’injustices. Au
plan individuel, les voies permettant de se libérer de la souffrance sont
l’expérience esthétique, la morale compassionnelle, l’ascétisme enfin. Au plan
collectif, la libération à l’égard du vouloir est traitée à travers trois
questions majeures : celle du rôle de l’Etat, celle du rôle de l’éducation
religieuse, celle des leçons de l’histoire enfin.
L’expérience
esthétique
L’expérience
esthétique comporte selon Schopenhauer deux aspects essentiels : 1) un
plaisir d’essence négative, consistant dans la suspension provisoire de nos
désirs ; 2) un plaisir positif lié à la découverte, par le biais de
l’œuvre d’art, de certaines caractéristiques essentielles de la réalité.
Concernant
notre libération à l’égard du vouloir, le premier aspect est particulièrement
important. L’expérience esthétique se présente comme une expérience tout à fait
singulière : face à l’œuvre d’art, nous ne sommes plus dans la même
situation que face au monde. Nous n’observons pas le contenu de l’œuvre en vue
de satisfaire des intérêts d’ordre pratique. Schopenhauer retient de Kant l’idée
que le plaisir esthétique, pour être authentiquement esthétique, doit être
« désintéressé ». Cela signifie que pour accéder au plaisir
esthétique, les éléments de l’œuvre ne doivent pas être interprétés comme des
objets susceptibles de satisfaire telle ou telle aspiration individuelle, que
celle-ci soit d’ordre sensuel, moral, utilitaire. Si j’observe une nature morte
en jouissant par anticipation du plaisir de consommer les fruits représentés,
il s’agit certes d’un plaisir, mais qui n’est pas d’ordre esthétique. De même
si je projette sur la peinture de la femme nue des désirs d’ordre
sensuel : mon plaisir peut être réel, mais il n’est pas d’ordre
esthétique. Ou encore, si j’apprécie dans un roman la promotion de valeurs qui
me sont chères, je peux bien en tirer une satisfaction morale, mais celle-ci
est étrangère au plaisir proprement esthétique. Celui-ci, fondamentalement, est
de type négatif : il consiste dans le sentiment de libération ou de
soulagement dû à la suspension du vouloir-vivre, à la mise entre parenthèses de
mes aspirations pratiques en général.
Si
je parviens à aborder le contenu de l’œuvre comme un simple objet de
contemplation, en cessant de projeter sur ses éléments mes aspirations
individuelles, alors je suis pour quelque temps libéré du vouloir-vivre et de
son diktat. Ce détachement à l’égard de nos désirs et intérêts individuels est
la clé de l’appréciation proprement esthétique de l’œuvre. Tant que le contenu
observé est interprété en fonction de nos intérêts individuels, souligne
Schopenhauer, le charme propre à l’expérience esthétique est compromis :
« Il
suffit qu’un rapport de l’objet purement contemplé avec notre volonté se
manifeste à la conscience, et le charme est rompu. » (M, 255.)
Certes,
une approche intéressée de l’art est toujours possible. Schopenhauer reconnaît
que le plus souvent, les hommes se tournent vers les œuvres d’art pour y
trouver un délassement, une occasion de rêver, ou encore une stimulation de
certaines passions. Il s’agit là selon lui d’expériences tout à fait respectables,
mais qui manquent ce que l’expérience esthétique peut nous offrir de
spécifique : l’œuvre fonctionne alors comme un simple prétexte pour la
stimulation de nos intérêts individuels, au lieu de nous en libérer.
L’œuvre
particulièrement réussie, selon Schopenhauer, est celle qui parvient à nous
détourner de nos préoccupations et intérêts individuels en nous donnant à voir,
par des modes d’expression appropriés, un aspect essentiel de la réalité que
nous avions jusqu’ici négligé ou ignoré. Le plaisir qu’elle nous procure alors
est un plaisir à la fois négatif (nous sommes provisoirement libérés de nos
intérêts) et positif : nous découvrons par le biais de l’œuvre tel ou tel
aspect essentiel du monde. L’aspect essentiel auquel l’œuvre nous donne accès
est nommé « Idée* » par Schopenhauer, en
référence à Platon.
1 comment