C’est là, du point de vue de Scho­pen­hauer, un nou­veau coup de force in­ad­mis­sible : un Dieu im­per­son­nel n’est pas un Dieu du tout, mais une contra­dic­tio in ad­jec­to, une contra­dic­tion dans les termes. Par­ler d’un Dieu im­per­son­nel, c’est à la fois s’op­po­ser à l’ac­cep­tion usuelle du mot « Dieu » et com­mettre une ab­sur­di­té :

« Un Dieu im­per­son­nel n’est pas un Dieu, mais seule­ment un terme abu­sif, un non-concept, une contra­dic­tio in ad­jec­to. » (PP, IV, 143.)

Pour­quoi Spi­no­za conserve-t-il le mot « Dieu » alors qu’il en sup­prime en­tiè­re­ment le sens usuel ? Pour­quoi conti­nuer d’ap­pe­ler « Dieu » une sub­stance im­per­son­nelle ? Le pan­théisme est in­te­nable, car il nous de­mande d’as­si­mi­ler « Dieu », qui dé­signe se­lon l’usage une per­sonne, au « monde », qui dé­signe une to­ta­li­té im­per­son­nelle.

Tou­te­fois, ob­serve Scho­pen­hauer, l’ab­sur­di­té du pan­théisme s’es­tompe une fois que l’on pé­nètre sa vé­ri­table in­ten­tion, qui est de fra­gi­li­ser le concept du di­vin vé­hi­cu­lé par les re­li­gions mo­no­théistes. En af­fai­blis­sant le concept de Dieu, en l’as­si­mi­lant ab­sur­de­ment au monde, le pan­théisme rend le mot « Dieu » vide de sens et pré­pare ain­si, pu­re­ment et sim­ple­ment, sa né­ga­tion ! In­vo­quer un Dieu im­per­son­nel, dé­clare Scho­pen­hauer, c’est em­ployer une tour­nure po­lie pour prendre congé de Dieu. Par­ler d’un « Dieu im­per­son­nel » re­vient à for­mu­ler de ma­nière at­té­nuée et dé­tour­née une po­si­tion qui, ex­pri­mée di­rec­te­ment, pour­rait cho­quer : Dieu, en tant que per­sonne, n’existe pas. Aus­si Scho­pen­hauer écrit-il : « Le pan­théisme n’est qu’un eu­phé­misme pour dé­si­gner l’athéisme » (PP, IV, 143).

Scho­pen­hauer, pour sa part, af­fiche un athéisme franc et sans dé­tour, tout en re­con­nais­sant par ailleurs la va­leur de l’hé­ri­tage chré­tien – nous y re­ve­nons dans notre pro­chain cha­pitre. L’athéisme se­rait dou­teux si et seule­ment si l’idée d’une In­tel­li­gence créa­trice bien­veillante, conçue comme ori­gine du monde, pou­vait être au moins pen­sée sans contra­dic­tion. Or, comme on l’a vu, pa­reille in­tel­li­gence dés­in­car­née est sim­ple­ment in­con­ce­vable. L’athéisme de Scho­pen­hauer ré­sulte lo­gi­que­ment 1) de sa mé­ta­phy­sique pla­çant le vou­loir à la ra­cine de l’être ; 2) de sa dé­cons­truc­tion du Dieu des mo­no­théistes. La cri­tique scho­pen­haue­rienne de l’idée de Dieu, no­tons-le bien, a pour ef­fet de sa­per les fon­de­ments d’une vi­sion op­ti­miste du monde, qui re­pose sur l’idée que ce monde est l’œuvre d’une In­tel­li­gence pro­vi­den­tielle. Au contraire, le monde que nous connais­sons ré­sulte se­lon notre phi­lo­sophe d’un écla­te­ment du vou­loir en une plu­ra­li­té de forces en conflit les unes avec les autres : loin d’être l’œuvre d’un Dieu bon et bien­veillant, il pro­cède du Mal, de la di­vi­sion de l’un en une mul­ti­pli­ci­té d’étants lut­tant in­di­vi­duel­le­ment pour se main­te­nir dans l’être.

Le pré­sent cha­pitre ap­pelle deux re­marques au moins. Pre­miè­re­ment, la ma­nière dont Scho­pen­hauer construit son on­to­lo­gie nous est ap­pa­rue pro­blé­ma­tique. Alors qu’il pré­tend fon­der cette on­to­lo­gie sur l’ex­pé­rience, nous avons vu qu’en éten­dant le vou­loir à l’en­semble des êtres de l’uni­vers, il contre­ve­nait à cette pré­ten­tion. Si nous avons bien l’ex­pé­rience de forces en nous qui nous poussent à vivre et à dé­si­rer, forces que Scho­pen­hauer re­groupe sous le terme « vou­loir », en re­vanche nous n’avons au­cune ex­pé­rience des forces cen­sées mou­voir les autres corps. En at­tri­buant le vou­loir à tout l’uni­vers, au-delà de l’es­pèce hu­maine, Scho­pen­hauer ne res­pecte pas cette condi­tion de la connais­sance qu’il re­ven­dique pour­tant : le contrôle du ju­ge­ment par l’ex­pé­rience. Sa mé­ta­phy­sique, à cet égard, peut être ju­gée in­suf­fi­sam­ment fon­dée. Sur ce point la cri­tique de Berg­son pa­raît tout à fait per­ti­nente. Dans la se­conde par­tie de son ou­vrage La Pen­sée et le Mou­vant (1938), in­ti­tu­lée « De la po­si­tion des pro­blèmes », Berg­son re­proche pré­ci­sé­ment à Scho­pen­hauer sa ma­nière am­bi­guë de pré­sen­ter l’in­tui­tion comme une voie d’ac­cès à des vé­ri­tés de type mé­ta­phy­sique. Scho­pen­hauer pré­tend dé­cou­vrir sa pro­po­si­tion mé­ta­phy­sique fon­da­men­tale, celle du vou­loir comme prin­cipe de l’uni­vers, par une per­cep­tion in­terne des ten­dances abri­tées par notre corps. De là, ce­pen­dant, il passe à l’af­fir­ma­tion se­lon la­quelle le vou­loir est le prin­cipe éter­nel du monde en gé­né­ral. Or cette der­nière af­fir­ma­tion ne sau­rait re­po­ser sur une in­tui­tion de type em­pi­rique. Elle au­rait be­soin d’une in­tui­tion in­tel­lec­tuelle ou mé­ta­phy­sique dé­bor­dant la sphère spa­tio-tem­po­relle de l’ex­pé­rience sen­sible :

« Une in­tui­tion qui pré­tend se trans­por­ter d’un bond dans l’éter­nel s’en tient à l’in­tel­lec­tuel.[B] »

Seule­ment, l’homme ne dis­pose pas d’une telle in­tui­tion in­tel­lec­tuelle, de l’aveu même de Scho­pen­hauer. Si Scho­pen­hauer avait été co­hé­rent, s’il s’en était ef­fec­ti­ve­ment tenu à une in­tui­tion de type sen­sible, il n’au­rait ja­mais pu po­ser le vou­loir comme prin­cipe éter­nel du monde. Il se se­rait conten­té d’avan­cer que les mou­ve­ments de son corps ex­priment les ten­dances qu’il y dé­couvre par une in­tui­tion in­tros­pec­tive. C’est à la fa­veur d’un saut mé­ta­phy­sique, ne de­vant rien à l’ex­pé­rience sen­sible, que Scho­pen­hauer, en réa­li­té, en vient à po­ser le vou­loir comme l’es­sence de l’uni­vers. Ce que Berg­son re­proche à ce type de mé­ta­phy­sique, « celle d’un Schel­ling, d’un Scho­pen­hauer et d’autres » (ibid., 25), c’est pré­ci­sé­ment de perdre de vue les li­mites de notre connais­sance : pour nous les hommes, comme le di­sait déjà Kant, il n’y a d’in­tui­tion que sen­sible.

Le pro­jet de Berg­son est de réa­li­ser le pro­gramme que Scho­pen­hauer s’était conten­té d’an­non­cer, sans s’y te­nir stric­te­ment : dé­ve­lop­per une mé­ta­phy­sique qui soit ef­fec­ti­ve­ment fon­dée sur une in­tui­tion de type sen­sible, s’at­ta­chant à sai­sir « les on­du­la­tions du réel » sans quit­ter le champ de l’ex­pé­rience (ibid., 26). Une telle mé­ta­phy­sique, pré­cise Berg­son, ne sau­rait com­men­cer par po­ser ar­bi­trai­re­ment tel ou tel prin­cipe on­to­lo­gique uni­ver­sel. Elle com­men­ce­ra par ex­plo­rer dif­fé­rents as­pects du monde, tel qu’il s’offre à notre in­tui­tion, en se de­man­dant seule­ment en­suite si ce monde pos­sède une quel­conque uni­té :

« Qui sait si le monde est ef­fec­ti­ve­ment un ? L’ex­pé­rience seule pour­ra le dire, et l’uni­té, si elle existe, ap­pa­raî­tra au terme de la re­cherche comme un ré­sul­tat ; im­pos­sible de la po­ser au dé­part comme un prin­cipe. » (Ibid., 27.)

En un sens, Berg­son a rai­son de dé­non­cer la pré­ten­tion de Scho­pen­hauer de fon­der sa mé­ta­phy­sique sur l’ex­pé­rience, puis­qu’il dé­passe l’in­tui­tion sen­sible dès l’ins­tant où il érige le vou­loir en prin­cipe uni­ver­sel. De quel droit af­firme-t-il que c’est un vou­loir unique qui s’ex­prime dans les dif­fé­rents étants du monde ? Au­cune ex­pé­rience ne per­met de l’at­tes­ter di­rec­te­ment.

Reste que la mé­ta­phy­sique scho­pen­haue­rienne, à nos yeux, vaut par sa por­tée heu­ris­tique. Elle se jus­ti­fie par son ex­trême fé­con­di­té pour le cher­cheur at­ta­ché à dé­cou­vrir la si­gni­fi­ca­tion (Be­deu­tung) des évé­ne­ments du monde, c’est-à-dire la source pre­mière d’où ils pro­cèdent. C’est en re­liant cer­tains phé­no­mènes au « vou­loir », en ef­fet, que Scho­pen­hauer fut conduit à dé­cryp­ter, no­tam­ment dans le do­maine de la psy­cho­lo­gie, la si­gni­fi­ca­tion pro­fonde de ces phé­no­mènes, qui n’avait pas été sai­sie avant lui. Sa prin­ci­pale dé­cou­verte, qui fera l’ob­jet du troi­sième cha­pitre de ce livre, concerne pré­ci­sé­ment l’in­fluence des pro­ces­sus in­cons­cients dans nos dé­ci­sions et opé­ra­tions conscientes.

Même si Scho­pen­hauer ne prouve pas di­rec­te­ment la thèse du vou­loir uni­ver­sel, pas plus que celle du pri­mat du vou­loir sur l’in­tel­lect, il offre en re­vanche de cette der­nière thèse une confir­ma­tion in­di­recte : il montre en ef­fet que cer­tains phé­no­mènes psy­chiques ne de­viennent com­pré­hen­sibles qu’à condi­tion d’ad­mettre une dé­pen­dance des fonc­tions in­tel­lec­tuelles à l’égard du vou­loir. Le fait que cette thèse mé­ta­phy­sique per­mette d’élu­ci­der des phé­no­mènes qui, sans elle, de­meu­re­raient in­com­pré­hen­sibles, nous porte à la prendre au sé­rieux.

Même si la mé­ta­phy­sique scho­pen­haue­rienne, comme l’ob­serve Berg­son, n’est pas à pro­pre­ment par­ler « prou­vée » (n’est-ce pas là du reste le propre de toute mé­ta­phy­sique ?), nous ver­rons dans notre cha­pitre III que rai­son­ner « comme si » elle était vraie est ce­pen­dant ex­trê­me­ment utile d’un point de vue heu­ris­tique.

En at­ten­dant, il convient de se re­cen­trer sur le pro­blème qui in­té­res­sait au pre­mier chef Scho­pen­hauer, et qui per­met de pen­ser dans leur uni­té l’en­semble de ses ana­lyses.