En ef­fet si les ca­té­go­ries de notre en­ten­de­ment, comme le veut Kant, n’ont de si­gni­fi­ca­tion qu’ap­pli­quées aux phé­no­mènes (c’est-à-dire aux don­nées sen­sibles), alors il est contra­dic­toire d’ap­pli­quer la ca­té­go­rie de cau­sa­li­té à quelque chose qui n’est pas phé­no­mé­nal, à sa­voir à la « chose en soi ».

Scho­pen­hauer re­pren­dra cette cri­tique de la chose en soi et se de­man­de­ra si l’on peut sau­ver cette no­tion sans tom­ber dans la contra­dic­tion dé­non­cée par Schulze – voir notre cha­pitre I.

À par­tir de 1811, Scho­pen­hauer pour­suit ses études à Ber­lin où il suit no­tam­ment les cours de Fichte. Dès ses pre­miers écrits phi­lo­so­phiques, Scho­pen­hauer af­firme à la suite de Pla­ton et de Kant l’op­po­si­tion entre monde in­tel­li­gible et monde sen­sible : l’homme ap­par­tient se­lon lui à la fois au monde sen­sible ou phé­no­mé­nal, ce­lui des don­nées spa­tio-tem­po­relles, et à un monde su­pra­phé­no­mé­nal qui échappe au temps et à l’es­pace, consti­tué d’en­ti­tés im­ma­té­rielles in­ac­ces­sibles aux sens. Cette dis­tinc­tion sera au cœur du Monde comme vo­lon­té et comme re­pré­sen­ta­tion.

En 1813 Scho­pen­hauer est pro­mu doc­teur à l’uni­ver­si­té d’Iéna, après avoir sou­te­nu sa fa­meuse dis­ser­ta­tion : De la qua­druple ra­cine du prin­cipe de rai­son suf­fi­sante. Il montre no­tam­ment que le prin­cipe de rai­son : « rien n’est sans rai­son » consti­tue la forme fon­da­men­tale de notre re­pré­sen­ta­tion du monde, et qu’il uni­fie l’en­semble des formes de la connais­sance re­cen­sées par Kant, à sa­voir les formes de notre sen­si­bi­li­té (l’es­pace et le temps) et les formes de notre en­ten­de­ment (les ca­té­go­ries). Par l’in­ter­mé­diaire de sa mère Jo­han­na, qui mène une vie d’écri­vain à Wei­mar, Scho­pen­hauer fait la connais­sance de Goethe. Dans son tout pre­mier trai­té paru en 1816, Sur la vue et les cou­leurs, il s’ins­pire en par­tie de La Théo­rie des cou­leurs (1810) de Goethe et s’op­pose à la théo­rie new­to­nienne as­si­mi­lant les cou­leurs à des lon­gueurs d’onde. Mais tan­dis que pour Goethe la cou­leur est une pro­prié­té ob­jec­tive de la lu­mière et des té­nèbres, pour Scho­pen­hauer en re­vanche elle est sub­jec­tive, exis­tant uni­que­ment dans la ré­tine du spec­ta­teur. L’œil peut être ex­ci­té de di­verses ma­nières par des sti­mu­li ex­ternes ou des condi­tions cor­po­relles in­ternes, et la lu­mière est un type de sti­mu­lus par­mi d’autres. Scho­pen­hauer montre ici son af­fi­lia­tion à Kant : des choses hors de nous, nous ne connais­sons que la ma­nière dont elles nous af­fectent par le biais des or­ganes sen­so­riels (leur « phé­no­mène »), mais nous igno­rons ce qu’elles sont en elles-mêmes.

Fin 1813, Scho­pen­hauer ren­contre Fré­dé­ric Maier, conseiller de dé­lé­ga­tion de la prin­ci­pau­té de Reuss (voi­sine de la Saxe), de­ve­nu ami de Jo­han­na au ha­sard des ren­contres de sa­lon, qui ini­tie Scho­pen­hauer au brah­ma­nisme et au boud­dhisme, et lui prête les Upa­ni­shad d’An­que­til-Du­per­ron1. Scho­pen­hauer dira plus tard :

« Je ne crois pas, je l’avoue, que ma doc­trine au­rait pu se consti­tuer avant que les Upa­ni­shad, Pla­ton et Kant aient pu je­ter en­semble leurs rayons dans l’es­prit d’un homme. » (N, 25.)

Âgé de trente et un ans seule­ment, Scho­pen­hauer fait pa­raître son ou­vrage ma­jeur : Le Monde comme vo­lon­té et comme re­pré­sen­ta­tion (1819), dont la thèse cen­trale est que le monde, pris dans toute sa di­ver­si­té, est l’ex­pres­sion d’une unique force fon­da­men­tale aveugle qu’il nomme le « vou­loir* » (*voir glos­saire). Le si­lence as­sour­dis­sant qui suit la pa­ru­tion le blesse pro­fon­dé­ment. En 1820 Scho­pen­hauer sou­tient sa thèse d’ha­bi­li­ta­tion : Sur les quatre genres de causes. Il dis­tingue la « cause » au sens strict, de type mé­ca­nique et concer­nant les corps sans vie, l’ex­ci­ta­tion (concer­nant la vie vé­gé­ta­tive), le mo­tif (concer­nant la vie ani­male) et le « mo­tif abs­trait » (spé­ci­fique à l’homme). Contrai­re­ment à l’ani­mal, l’homme peut se dé­ter­mi­ner en fonc­tion d’idées abs­traites et pas seule­ment de choses pré­sentes. Scho­pen­hauer dé­fi­nit l’ani­mal comme un être ca­pable de connais­sance, et dont l’ac­tion est gui­dée par des « mo­tifs ». He­gel, membre du jury, s’op­pose à Scho­pen­hauer sur ce point, ré­cu­sant l’ex­pli­ca­tion du com­por­te­ment ani­mal par des « mo­tifs » et pré­fé­rant le terme de « fonc­tion ani­male ». Le phy­sio­lo­giste Lich­ten­stein, éga­le­ment membre du jury, donne rai­son à Scho­pen­hauer sur la dis­tinc­tion entre « mo­tif » et « fonc­tions ani­males » (no­tion mal com­prise par He­gel) et sur la né­ces­si­té de dis­tin­guer ces deux com­po­santes du com­por­te­ment ani­mal.

À par­tir de cet in­ci­dent, le com­bat de Scho­pen­hauer contre ce­lui qu’il nomme « le dé­tra­queur de cer­velles » s’en­gage. Pro­mu pro­fes­seur à l’uni­ver­si­té de Ber­lin, Scho­pen­hauer dé­cide de pla­cer son cours aux mêmes heures que ceux de He­gel, qui fait salle comble ; il a si peu d’au­di­teurs qu’en 1822 l’an­nonce de son cours est sus­pen­due. De­puis cette date, Scho­pen­hauer nour­rit une vive aver­sion à l’égard des phi­lo­sophes of­fi­ciels ou de mé­tier, aux­quels il re­proche leur sou­mis­sion au pou­voir po­li­tique et théo­lo­gique. Cette cri­tique de l’ins­ti­tu­tion phi­lo­so­phique n’est pas sim­ple­ment l’ex­pres­sion d’une ran­cœur per­son­nelle, mais elle ali­mente une ré­flexion plus gé­né­rale sur ce qui me­nace le dé­ve­lop­pe­ment d’une pen­sée libre et au­to­nome. En dé­pit des cri­tiques qu’il lui adresse, vi­sant prin­ci­pa­le­ment sa vi­sion « théo­pha­nique2 » et op­ti­miste du monde, Scho­pen­hauer sa­lue en Spi­no­za, qui avait re­fu­sé un poste à l’uni­ver­si­té de Hei­del­berg, un mo­dèle d’in­té­gri­té et de li­ber­té phi­lo­so­phique.

En 1831, Scho­pen­hauer quitte Ber­lin par peur de l’épi­dé­mie de cho­lé­ra (qui vient de tuer He­gel) et s’ins­talle à Franc­fort, où il de­meu­re­ra jus­qu’à sa mort. À l’abri des sou­cis ma­té­riels grâce à l’hé­ri­tage pa­ter­nel, il s’adonne en­tiè­re­ment à la phi­lo­so­phie, avec l’es­poir que ses mé­rites se­ront en­fin re­con­nus. Mais rien ne change avec la pa­ru­tion, en 1836, de son livre Sur la vo­lon­té dans la na­ture. Dans cet ou­vrage, il s’at­tache à mon­trer que sa mé­ta­phy­sique du vou­loir trouve une confir­ma­tion au­près des nom­breux hommes de science de son temps qui s’op­posent à une vi­sion mé­ca­niste de la na­ture. Les sa­vants qu’il cite re­con­naissent en ef­fet, dans la na­ture or­ga­nique et in­or­ga­nique, une sorte de « vou­loir » ir­ré­duc­tible aux lois de la mé­ca­nique. Ain­si le phy­sio­lo­giste et mé­de­cin Pierre Jean Georges Ca­ba­nis (1757-1808) en­vi­sage-t-il, à la source de tous les mou­ve­ments des corps, « une es­pèce d’ins­tinct uni­ver­sel, in­hé­rent à toutes les par­ties de la ma­tière[A] ».

Scho­pen­hauer connaît son pre­mier suc­cès en 1839 avec Sur la li­ber­té du vou­loir hu­main, son mé­moire de concours, qui lui vaut le pre­mier prix dé­cer­né par la So­cié­té royale des sciences de Nor­vège. En re­vanche, un se­cond concours or­ga­ni­sé peu après par la So­cié­té royale des sciences du Da­ne­mark ne ré­com­pense pas son mé­moire Sur le fon­de­ment de la mo­rale, bien que Scho­pen­hauer ait été seul en lice !

En 1841 il fait pa­raître ses deux mé­moires de concours dans un même vo­lume, sous le titre : Les Deux Pro­blèmes fon­da­men­taux de l’éthique. La pré­face, très po­lé­mique, op­pose sans nuance le ju­ge­ment éclai­ré des Nor­vé­giens à la bê­tise des Da­nois.

En 1844 Le Monde est ré­édi­té en deux vo­lumes, aug­men­té des pré­cieux « Sup­plé­ments » (une troi­sième édi­tion ver­ra le jour en 1859). Tou­te­fois Scho­pen­hauer ne connaît la gloire que dans les an­nées 1850, avec la pa­ru­tion de son ou­vrage Pa­rer­ga et Pa­ra­li­po­me­na (1851), qui dé­ve­loppe sous une forme po­pu­laire les prin­ci­paux thèmes du Monde. Scho­pen­hauer meurt le 21 sep­tembre 1860, convain­cu que son moi in­di­vi­duel va dis­pa­raître à ja­mais, mais que le « vou­loir », c’est-à-dire la par­tie es­sen­tielle de son être, de­meure in­des­truc­tible. Pour com­prendre cette convic­tion, il faut rap­pe­ler que pour Scho­pen­hauer l’es­sence pro­fonde de tout être, le « vou­loir », est hors du temps.