Ce qui meurt, c’est notre in­di­vi­dua­li­té, notre ap­pa­rence, mais non pas le vou­loir, notre es­sence vé­ri­table, qui « n’a rien à voir avec les ac­ci­dents de la nais­sance et de la mort » (M, 350).

In­tro­duc­tion : de l’éton­ne­ment à la ques­tion de la chose en soi

Le point de dé­part de la ré­flexion scho­pen­haue­rienne est l’éton­ne­ment face à un monde « mys­té­rieux ». Les sciences de la na­ture, ob­serve Scho­pen­hauer, énoncent des lois, c’est-à-dire des rap­ports ré­gu­liers entre les phé­no­mènes, qui nous per­mettent d’ex­pli­quer tel ef­fet par telle cause, ou en­core de pré­voir l’ap­pa­ri­tion de tel ef­fet quand telle cause se pré­sente. Ce qui, ce­pen­dant, de­meure mys­té­rieux, ce sont les forces à l’œuvre dans les phé­no­mènes. Ces forces, comme celle du feu qui fait fondre la glace ou qui di­late le fer, Scho­pen­hauer les nomme « forces na­tu­relles ». Celles-ci consti­tuent l’es­sence « in­time » ou « ca­chée » des phé­no­mènes, au sens où elles ne se ma­ni­festent ja­mais di­rec­te­ment en elles-mêmes. Nous in­fé­rons leur pré­sence à par­tir de l’ob­ser­va­tion des phé­no­mènes, mais leur na­ture de­meure pour nous un mys­tère :

« La force qui fait tom­ber une pierre, ou qui pousse un corps contre un autre, n’est pas moins in­con­nue et mys­té­rieuse pour nous, dans son es­sence, que celle qui pro­duit les mou­ve­ments et la crois­sance de l’ani­mal. » (M, 138.)

Da­vid Hume3 avait déjà in­sis­té sur ce point : nous ob­ser­vons des conjonc­tions ré­gu­lières entre des phé­no­mènes, par exemple entre le phé­no­mène A et le phé­no­mène B, mais igno­rons tout de la force qui, étant dé­ployée par A, pro­duit l’ef­fet B. Ce­pen­dant Hume s’était ré­si­gné à cette igno­rance : nous n’avons au­cune idée des forces prises en elles-mêmes. Nous de­vons nous conten­ter de sup­po­ser leur pré­sence à par­tir de l’ob­ser­va­tion de leurs ef­fets. À cet égard Scho­pen­hauer se dé­marque de Hume. Dé­cou­vrir la na­ture in­time des forces à l’œuvre dans les phé­no­mènes of­ferts à notre re­pré­sen­ta­tion*, telle est en ef­fet son am­bi­tion. Ce pro­jet peut pa­raître à pre­mière vue pré­somp­tueux : de quel moyen dis­po­sons-nous en ef­fet pour pé­né­trer la na­ture in­time des forces qui s’ex­priment dans les phé­no­mènes du monde ? Ne sommes-nous pas condam­nés à in­duire la pré­sence de ces forces sans ja­mais pou­voir les ob­ser­ver di­rec­te­ment ?

Re­mon­ter des phé­no­mènes of­ferts à notre re­pré­sen­ta­tion à la force qui les pro­duit, c’est pour Scho­pen­hauer dé­cou­vrir la « si­gni­fi­ca­tion » (Be­deu­tung) de ces phé­no­mènes. Le terme al­le­mand Be­deu­tung est ici sy­no­nyme de « dé­no­ta­tion », plu­tôt que de « sens » ou d’« in­ten­tion ». Par exemple, la crois­sance de la plante dé­note ou si­gni­fie (be­deu­tet) quelque chose qui n’ap­pa­raît pas di­rec­te­ment, à sa­voir la « force » in­terne qui fait croître la plante sous cer­taines condi­tions (hu­mi­di­té, lu­mière, nour­ri­ture, etc.). Dé­cou­vrir la si­gni­fi­ca­tion des phé­no­mènes du monde, ce n’est pas se conten­ter de les ex­pli­quer par leurs causes elles-mêmes phé­no­mé­nales. C’est élu­ci­der le type de force qui est à leur ori­gine. Ain­si, la crois­sance de la plante s’ex­plique par la lu­mi­no­si­té, par la fer­ti­li­té du sol, etc., qui sont au­tant de phé­no­mènes ob­ser­vables. Ce que « si­gni­fie » cette crois­sance, en re­vanche, n’ap­pa­raît pas : elle si­gni­fie ou dé­note un prin­cipe in­terne de dé­ve­lop­pe­ment, une force in­time, dont Scho­pen­hauer se pro­pose de sai­sir la na­ture. Dé­chif­frer les phé­no­mènes, mettre au jour leur si­gni­fi­ca­tion, ce n’est pas se conten­ter de les ex­pli­quer. C’est dé­cou­vrir la na­ture de la force qui s’en em­pare et qui les anime.

C’est un phé­no­mène bien par­ti­cu­lier, tou­te­fois, qui in­cite Scho­pen­hauer à en­ga­ger cette re­cherche sur la si­gni­fi­ca­tion des phé­no­mènes of­ferts à notre re­pré­sen­ta­tion. Ce phé­no­mène, c’est l’exis­tence du mal, qui se ma­ni­feste dans la souf­france, l’in­jus­tice et la mort.

« L’éton­ne­ment qui nous pousse à phi­lo­so­pher dé­rive ma­ni­fes­te­ment du spec­tacle de la dou­leur et du mal mo­ral dans le monde. » (M, 865.)

Que « si­gni­fie » ce spec­tacle ? Au­tre­ment dit, quelle force se trouve à son ori­gine ? Telle est l’in­ter­ro­ga­tion pre­mière de Scho­pen­hauer.

Scho­pen­hauer dis­tingue le mal subi, la souf­france psy­cho­lo­gique et phy­sique, et le mal com­mis ou mal mo­ral, qui est l’in­jus­tice que nous in­fli­geons à au­trui. D’où vient que nous souf­frons d’une part, que nous sommes sou­vent in­justes les uns en­vers les autres d’autre part ? Certes, je peux com­prendre que tel homme souffre car son dé­sir est frus­tré, ou en­core que tel autre souffre car tel autre a com­mis en­vers lui une in­jus­tice. Mais d’où vient que tel homme dé­sire ar­dem­ment telle chose, au point de res­sen­tir son manque comme une vive souf­france ? D’où vient que tel autre com­met des in­jus­tices, au mé­pris de l’in­té­gri­té phy­sique et mo­rale d’au­trui ? Qu’est-ce qui, dans la na­ture pro­fonde de l’homme, est à l’ori­gine de la frus­tra­tion et de l’in­jus­tice ?

Se­lon Scho­pen­hauer, il faut per­cer au-delà de la sur­face des choses, au-delà du monde tel qu’il s’offre ex­té­rieu­re­ment à notre re­pré­sen­ta­tion or­di­naire, pour sai­sir la force qui est à l’ori­gine du mal. C’est cette in­ves­ti­ga­tion qui le conduit à re­prendre à nou­veaux frais la fa­meuse ques­tion de la « chose en soi » kan­tienne. Le terme de « chose en soi » sert à dé­si­gner chez Kant les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, in­dé­pen­dam­ment de la ma­nière dont elles nous ap­pa­raissent. Cette table par exemple, je la per­çois comme jaune, dure, rec­tan­gu­laire, etc. Tou­te­fois il s’agit là de la ma­nière dont elle m’ap­pa­raît. La table pos­sède-t-elle ces pro­prié­tés en elle-même, in­dé­pen­dam­ment de la ma­nière dont mes sens en sont af­fec­tés ? La ré­ponse de Kant est que nous n’en sa­vons rien. Pour le sa­voir, il fau­drait que nous sor­tions de notre re­pré­sen­ta­tion de la table pour vé­ri­fier si cette re­pré­sen­ta­tion cor­res­pond aux pro­prié­tés ef­fec­tives de la table. Or il nous est im­pos­sible de sor­tir de notre re­pré­sen­ta­tion pour vé­ri­fier que notre re­pré­sen­ta­tion de telle chose est conforme à ce qu’est la chose en de­hors de notre re­pré­sen­ta­tion. Pour Kant, par consé­quent, nous ne pou­vons ja­mais connaître les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, mais seule­ment leurs « phé­no­mènes », c’est-à-dire la ma­nière dont elles ap­pa­raissent à nos sens. La chose en soi se dis­tingue ain­si de la chose telle qu’elle est pour nous, c’est-à-dire telle que nous l’ex­pé­ri­men­tons par l’in­ter­mé­diaire de nos sen­sa­tions (élé­ment ma­té­riel de notre connais­sance) et des formes de notre connais­sance qui nous servent à or­ga­ni­ser, à mettre en ordre ces sen­sa­tions (l’es­pace, le temps, les ca­té­go­ries de l’en­ten­de­ment). Contrai­re­ment au « phé­no­mène », qui dé­signe la chose pour nous, la chose en soi est cette même chose, mais conçue in­dé­pen­dam­ment de la re­pré­sen­ta­tion que nous, les hommes, en avons.