Dans son ou­vrage De la vo­lon­té dans la na­ture, il cite par exemple le Trea­tise on As­tro­no­my de John Her­schel8, qui uti­lise le terme gé­né­rique de « vo­lon­té » (will) pour dé­si­gner les forces in­times im­pli­quées dans les dif­fé­rents mou­ve­ments phy­siques :

« Tous les corps que nous connais­sons, éle­vés en l’air, puis lâ­chés, re­des­cendent au sol se­lon une per­pen­di­cu­laire ver­ti­cale. Ils y sont pous­sés par une force, ou par un ef­fort qui est le pro­duit im­mé­diat ou mé­diat d’une conscience et d’une vo­lon­té qui existe quelque part, bien que nous ne puis­sions la dé­cou­vrir ; c’est cette force que nous dé­nom­mons pe­san­teur. » (VN, 135-136.)

Les forces telles que la co­hé­sion, la ré­sis­tance, l’iner­tie, la pe­san­teur, sont as­si­mi­lées par Scho­pen­hauer à des vo­lon­tés (non conscientes) ou ef­forts in­vi­sibles qu’il faut se­lon lui né­ces­sai­re­ment sup­po­ser pour élu­ci­der de ma­nière com­plète les mou­ve­ments des corps en gé­né­ral. Il af­firme ain­si l’exis­tence d’une force uni­ver­selle, cos­mique, le « vou­loir » (der Wille), qui se ma­ni­feste chaque fois d’une ma­nière dif­fé­rente dans les dif­fé­rents règnes (in­or­ga­nique, vé­gé­tal, ani­mal) de l’uni­vers.

Pour­quoi re­non­cer à tra­duire le terme al­le­mand « Wille », uti­li­sé par Scho­pen­hauer, par « vo­lon­té » ? Parce que dans son usage cou­rant, le terme de « vo­lon­té » est tou­jours at­tri­bué à un su­jet per­son­nel conscient. Or pré­ci­sé­ment le « Wille » scho­pen­haue­rien ne pro­cède pas d’une per­sonne consciente, mais dé­signe une ten­dance aveugle uni­ver­selle. Tra­duire « der Wille » par « le vou­loir », comme le sug­gère de­puis long­temps Clé­ment Ros­set, offre au moins l’avan­tage d’at­ti­rer l’at­ten­tion du lec­teur sur l’em­ploi in­ac­cou­tu­mé du terme « Wille » par Scho­pen­hauer :

« Je donne au concept de Wille une ex­ten­sion plus grande que celle qu’il avait jus­qu’ici. » (M, 153.)

In­sis­tons sur ce point : alors que la vo­lon­té, fa­cul­té ré­ser­vée aux per­sonnes, sup­pose tou­jours l’in­ter­ven­tion de la conscience, le vou­loir scho­pen­haue­rien en­globe toutes les forces de la na­ture, qu’elles soient conscientes, semi-conscientes, in­cons­cientes ou en­core en­tiè­re­ment aveugles, comme dans le cas de la pierre qui tombe. Le vou­loir scho­pen­haue­rien n’est pas pré­ci­sé­ment vou­lu : non in­tel­li­gent, non conscient, il est pul­sion­nel et in­cons­cient. Lors­qu’il s’ex­prime dans le règne des êtres vi­vants, il prend le nom de « vou­loir-vivre* », der Wille zum Le­ben. Certes, pris en lui-même, le vou­loir ne veut pas la vie, puis­qu’il s’agit d’une force aveugle. Ce­pen­dant, dans la me­sure où il se ma­ni­feste au sein des vi­vants comme une ten­dance à la conser­va­tion et à la re­pro­duc­tion, Scho­pen­hauer le nomme dans ce contexte « vou­loir-vivre ».

Le vou­loir est-il la même chose que la « chose en soi » ? Scho­pen­hauer semble hé­si­ter. Il dé­clare à plu­sieurs re­prises que la chose en soi est le vou­loir, mais il est par­fois plus pré­cis, en avan­çant que le vou­loir nous conduit « au plus près de la chose en soi ». Scho­pen­hauer veut dire par là que par la per­cep­tion in­terne, nous ap­pré­hen­dons le vou­loir presque « en lui-même ». De fait, nous le sai­sis­sons in­dé­pen­dam­ment des formes de la re­pré­sen­ta­tion que sont l’es­pace et la cau­sa­li­té. Lorsque je per­çois une ten­dance en moi-même, cette ten­dance n’est pas lo­ca­li­sable, si­non de ma­nière mé­ta­pho­rique, comme lorsque nous di­sons que notre ventre a faim. Le dé­sir d’être aimé, par exemple, ne cor­res­pond pas à un em­pla­ce­ment par­ti­cu­lier du corps. De même, les ten­dances éma­nant de notre vou­loir-vivre sont per­çues in­dé­pen­dam­ment du prin­cipe de cau­sa­li­té. Comme on l’a vu, le dé­sir de boire, par exemple, n’est pas un évé­ne­ment dis­tinct de l’ac­tion de sai­sir un verre d’eau pour le vi­der. Le vou­loir ne s’ap­pré­hende pas comme une cause de mes ac­tions, mais comme la face in­té­rieure, in­time, de l’ac­tion à tra­vers la­quelle il s’ex­prime.

As­su­ré­ment, nous per­ce­vons le vou­loir en nous (sous forme de dé­si­rs et de ten­dances) in­dé­pen­dam­ment des formes de l’es­pace et du prin­cipe de cau­sa­li­té. Ce­pen­dant, nous l’ap­pré­hen­dons à tra­vers une suc­ces­sion d’états, donc sous la forme du temps. Le vou­loir, ob­serve Scho­pen­hauer, nous ap­pa­raît dans des actes iso­lés (je dé­sire ceci, puis cela, etc.). Il nous ap­pa­raît par consé­quent « dans le temps » (M, 143).

Aus­si l’in­tros­pec­tion nous livre-t-elle la chose en soi ou le vou­loir « presque nu » : nous le sai­si­rions dans sa to­tale nu­di­té si nous pou­vions le per­ce­voir in­dé­pen­dam­ment de la forme du temps, ce qui tou­te­fois nous de­meure im­pos­sible. Par la per­cep­tion in­terne, nous sommes « au plus près de la chose en soi », ce qui n’est pas la même chose que la sai­sir vé­ri­ta­ble­ment telle qu’elle est en elle-même. Parce que nous l’ap­pré­hen­dons en­core à tra­vers une forme de notre re­pré­sen­ta­tion, celle du temps, la chose en soi conserve une part de mys­tère :

« La chose en soi, que nous connais­sons le plus im­mé­dia­te­ment comme vou­loir, peut avoir, en de­hors de tout phé­no­mène pos­sible, des condi­tions, des qua­li­tés et des ma­nières d’être qui nous sont ab­so­lu­ment in­con­nais­sables. » (M, 893-894.)

Scho­pen­hauer re­con­naît ain­si les li­mites de son pro­jet, qui était de per­cer à jour la chose en soi. C’est tou­jours pour nous, à tra­vers la forme sub­jec­tive du temps, qu’elle nous ap­pa­raît comme « vou­loir » :

« Ce qui de­meure, c’est la forme du temps, et le rap­port de ce qui connaît à ce qui est connu. Par consé­quent, dans cette connais­sance in­té­rieure, la chose en soi s’est sans doute dé­bar­ras­sée d’un grand nombre de voiles, sans tou­te­fois qu’elle se pré­sente nue et sans en­ve­loppe. » (M, 892.)

Lors­qu’il dé­clare sans ré­serve, dans cer­tains pas­sages de son œuvre, que le vou­loir est la chose en soi, Scho­pen­hauer s’au­to­rise d’une com­mo­di­té de lan­gage. En toute ri­gueur, il faut dire que le vou­loir est la ma­ni­fes­ta­tion la plus nette de la chose en soi, celle qui nous la ré­vèle le mieux, certes, mais pas en­tiè­re­ment.

L’ori­gi­na­li­té de Scho­pen­hauer consiste sans doute moins dans l’af­fir­ma­tion d’une ten­dance cos­mique fon­da­men­tale que dans les consé­quences qu’il tire de cette thèse. La consé­quence ma­jeure, sans doute la plus fé­conde, de cette mé­ta­phy­sique du vou­loir, est la trans­for­ma­tion pro­fonde du sta­tut de l’être hu­main.

La trans­for­ma­tion de l’image de l’homme

Une fois posé que l’es­sence in­time des êtres est le vou­loir, c’est-à-dire une ten­dance fon­da­men­tale qui s’ex­prime dans l’en­semble des êtres du monde, il s’en­suit que l’homme ne peut plus se dé­fi­nir d’abord et es­sen­tiel­le­ment par ses fonc­tions cog­ni­tives : ce qui est es­sen­tiel et pre­mier en lui, c’est le vou­loir. En af­fir­mant cette thèse, Scho­pen­hauer avait conscience de rec­ti­fier en pro­fon­deur l’image tra­di­tion­nelle de l’homme :

« Dans notre conscience le vou­loir se pré­sente tou­jours comme l’élé­ment pri­maire et fon­da­men­tal, sa pré­do­mi­nance sur l’in­tel­lect est in­con­tes­table. Ce­lui-ci est ab­so­lu­ment se­con­daire, su­bor­don­né, condi­tion­né. Dé­mon­trer ce point est d’au­tant plus né­ces­saire, que tous les phi­lo­sophes an­té­rieurs à moi, du pre­mier jus­qu’au der­nier, placent l’être vé­ri­table de l’homme dans la connais­sance consciente. » (M, 894, trad, mo­di­fiée.)

Dans la suite de ce pas­sage, Scho­pen­hauer fait al­lu­sion aux phi­lo­sophes qui, comme Des­cartes, ont cru pou­voir dé­fi­nir le moi hu­main comme « es­sen­tiel­le­ment connais­sant ou pen­sant », et qui ont pré­sen­té la vo­lon­té comme une fa­cul­té se­con­daire et dé­ri­vée, dont l’exer­cice dé­pend de la connais­sance et de la pen­sée.

Avant Scho­pen­hauer pré­vaut l’idée que c’est l’in­tel­li­gence qui condi­tionne l’acte vo­lon­taire. Celle-ci choi­sit un but pour l’ac­tion et dé­li­bère sur les meilleurs moyens de réa­li­ser ce but. Une fois ef­fec­tué le choix des moyens in­ter­vient l’acte vo­lon­taire comme réa­li­sa­tion du but en ques­tion.