Comment cela est-il possible ?
Le
monde comme vouloir
Schopenhauer
part de l’observation qu’en tant qu’êtres corporels nous sommes à la fois
phénomène et chose en soi. D’une part en effet, notre corps* nous apparaît à
travers une série de phénomènes sensibles : expressions, gestes, postures,
actions. D’autre part réside en lui la source d’où ces divers phénomènes
procèdent. Or, observe notre philosophe, une voie nous est offerte pour accéder
à cette source :
« Nous
sommes nous-mêmes la chose en soi, en conséquence, si nous ne pouvons pas
pénétrer du dehors jusqu’à l’être propre et intime des choses, une route,
partant du dedans, nous reste ouverte. » (M, 890.)
Une
route s’ouvre à nous pour appréhender ce qui, en nous, est la source intime de
nos manifestations corporelles. Il s’agit d’« un chemin par l’intérieur,
un passage souterrain […] qui nous transporte d’un seul coup à l’intérieur de
la forteresse qu’aucun assaut extérieur n’aurait jamais pu prendre » (ibid.).
Ce chemin est nommé par Schopenhauer « perception intime »,
« innere Wahrnehmung » (M, 892). En effet, en même temps que
nous observons nos actions, qui s’offrent à nous dans l’espace, nous percevons
en nous-mêmes, par introspection, la force qui impulse ces actions. L’ensemble
des forces ou tendances qui nous poussent à agir dans tel ou tel sens, à
engager notre corps dans telle ou telle action, Schopenhauer le nomme
« vouloir » :
« Notre
vouloir nous fournit l’unique occasion que nous ayons de comprendre également
de l’intérieur un processus qui se présente de l’extérieur. C’est lui qui nous
fournit quelque chose d’immédiatement connu et qui n’est pas, comme tout le
reste, simplement donné dans la représentation. » (M, 891, trad,
modifiée.)
Ainsi,
selon Schopenhauer, un même « acte du vouloir » est saisi
conjointement de deux façons différentes : 1) par la perception interne
d’une part, par exemple comme tendance ou aversion en nous ; 2) par la
perception externe d’autre part, où il apparaît à travers certaines attitudes
du corps (un mouvement vers tel objet, ou au contraire un mouvement de recul,
par exemple). On peut dire que nos comportements sont les phénomènes ou
manifestations extérieures de la chose en soi qu’est le « vouloir »,
dont nous percevons la puissance à l’intérieur de nous-mêmes. La perception
intérieure et la perception extérieure de notre corps offrent ainsi deux points
de vue complémentaires sur une même réalité, le vouloir. Le corps propre (Leib)
devient avec Schopenhauer l’objet privilégié de l’enquête métaphysique, centrée
sur l’origine de ce qui apparaît. Ce point est original, en rupture avec une
tradition qui au contraire demande au métaphysicien de se détacher du monde
corporel et sensible pour accéder aux objets privilégiés de la métaphysique que
sont l’âme et Dieu. On peut penser par exemple à Descartes, qui, dans une Lettre
à Elisabeth du 28 juin 1645, déclarait que le domaine métaphysique relevait
de « l’entendement pur », affranchi de l’imagination des choses
corporelles.
Pour
Schopenhauer au contraire, c’est précisément parce que nous avons un corps que
nous pouvons accéder à la source non visible, métaphysique, des phénomènes. Un
observateur de l’espèce humaine qui serait privé de corps, « une tête
d’ange ailée sans corps », ne pourrait rien comprendre aux comportements
humains, précisément parce qu’il serait incapable de percevoir en lui la source
d’où ces comportements jaillissent. Parce que nous sommes un corps vivant, nous
percevons que nos comportements procèdent d’une force active en nous, qui
s’exprime à travers eux. Tout acte de notre vouloir, souligne Schopenhauer, est
en même temps un acte de notre corps. Le fait que nous voulions ou désirions
quelque chose s’exprime immédiatement en un mouvement corporel. Aussi, l’action
du corps et celle du vouloir ne sont pas deux événements différents, reliés par
une relation causale, mais un seul et même fait qui « nous est donné de
deux façons différentes » (M, 141) : d’un côté immédiatement, par la
perception interne, de l’autre, médiatement, par le biais de notre
représentation structurée par le principe de raison :
« C’est
pour la réflexion seule qu’il y a une différence entre vouloir et faire quelque
chose ; en fait, c’est la même chose. Tout acte réel, effectif, du
vouloir, est sur le champ et immédiatement un acte phénoménal du corps. »
(M, 142.)
Avec
Schopenhauer, le corps propre (Leib) prend une importance considérable
en philosophie : il nous donne accès à la « signification »
intime, métaphysique de nos actions et comportements visibles.
Mais
Schopenhauer franchit un pas supplémentaire : il interprète le vouloir,
que nous percevons en nous-mêmes sous forme de tendances, de passions, de
décisions, comme une force qui n’est pas présente uniquement en nous-mêmes ou
dans l’espèce humaine en général, mais dans l’univers tout entier. Schopenhauer
affirme en effet que le vouloir est la source métaphysique des mouvements et
comportements de tous les étants du monde. Le « vouloir »,
avance-t-il, est présent aussi bien en nous que « dans la force qui fait
croître et végéter la plante, dans la force qui fait cristalliser le minéral,
dans celle qui dirige l’aiguille aimantée vers le nord, etc. » (M, 152).
Cette affirmation peut surprendre. De quel droit Schopenhauer étend-il cette
force qu’il nomme le vouloir, dont la présence est éprouvée en nous seulement,
à l’ensemble des étants hors de nous ?
Schopenhauer
raisonne ici par analogie : de même que les mouvements ou attitudes de
notre corps ont pour origine un ensemble de tendances que nous pouvons
percevoir en nous-mêmes, de même, nous pouvons au moins supposer que certains
mouvements des corps hors de nous procèdent à leur tour de tendances présentes
à l’intérieur de ces corps, même si nous n’avons aucune perception directe de
ces tendances. Schopenhauer écrit :
« Nous
ne pouvons trouver d’autre réalité [que le vouloir] à mettre dans le monde des
corps. S’il doit être quelque chose de plus que notre représentation, nous
devons dire qu’en dehors de la représentation, c’est-à-dire en lui-même et par
essence, le monde des corps doit être ce que nous trouvons immédiatement en
nous sous ce nom de “vouloir”. » (M, 147.)
Certes,
un saut métaphysique s’accomplit ici : Schopenhauer ne se fonde plus sur
une quelconque perception ou expérience lorsqu’il avance la présence du vouloir
dans le monde des corps en général. Il suppose sans preuve directe que les
mouvements des autres corps (notamment ceux qui ne sont pas provoqués par des
chocs) ont la même source que nos propres mouvements, à savoir une tendance
fondamentale qui les pousse à se mouvoir dans tel ou tel sens6.
Toutefois
ce saut métaphysique trouve sa raison d’être dans les limites de notre
expérience externe. Observant par exemple la croissance d’une plante, nous
l’expliquons par l’action de la lumière et autres facteurs empiriques. Cependant
l’approche explicative de type scientifique ne suffit pas. Pour rendre compte
de la croissance comme mouvement interne de développement, il faut dépasser
l’expérience externe et supposer une tendance interne à la plante. Cette
tendance interne, qu’Aristote nommait « nature »7, est
nommée « vouloir » par Schopenhauer. Celui-ci observe toutefois qu’il
n’est pas le premier à utiliser le terme de « vouloir » pour désigner
la source non visible des mouvements des corps.
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