Schopenhauer avance ainsi que « la vie
oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à
l’ennui » (M, 394).
Le
vouloir est également source du mal entendu comme « injustice ».
L’injustice consiste à nier la volonté d’autrui au profit de nos intérêts
propres. Elle est « la négation de la volonté manifestée dans un corps étranger »
(M, 421). L’injustice est la conséquence naturelle de l’égoïsme : centrés
sur notre existence propre, sur notre vouloir-vivre individuel, nous percevons
l’existence des autres comme étrangère à la nôtre, lointaine et de moindre
consistance. Seul notre moi nous importe, et « nous sommes prêts à y
sacrifier tout ce qui n’est pas lui ». L’histoire universelle, mais encore
notre propre existence, nous donnent régulièrement des exemples de cet effet
désastreux du vouloir égoïste :
« On
voit chacun non seulement arracher au premier venu ce dont il a envie, mais
encore, pour accroître même imperceptiblement son bien-être, ruiner à fond le
bonheur, la vie entière d’autrui. Telle est la plus énergique expression de
l’égoïsme. » (M, 420.)
Le
mal, comme souffrance et comme injustice, puise ainsi sa source dans l’essence
intime du monde, le vouloir, qui se manifeste dans les êtres vivants sous la
figure du « vouloir-vivre » et de la lutte pour la vie. La lutte des
forces en provenance du vouloir, du reste, ne se limite pas au règne du vivant
mais concerne l’univers entier : partout, des forces naturelles entrent en
conflit les unes avec les autres, comme en attestent par exemple les
tremblements de terre résultant des pressions exercées sur les roches. Le vouloir,
en s’objectivant dans la multiplicité des êtres du monde, entraîne un conflit
universel. Le mal réside à l’origine dans le passage de l’unité du vouloir à la
multiplicité des forces à travers lesquelles il s’exprime. Cette vision
pessimiste*, accordant au mal une positivité, contredit
radicalement le point de vue opposé, celui de l’optimisme, qui repose sur
l’idée d’un divin auteur du monde.
Schopenhauer
observe premièrement que le mot « Dieu », dans la tradition
chrétienne, désigne une « personne » éminente, c’est-à-dire un
individu doué d’intellect et de volonté. Cet individu n’est pas lui-même une
partie du monde, mais son auteur transcendant. Causalité efficiente et
personnalité sont les deux attributs inséparables du Dieu chrétien. Dans la
lignée de Kant, Schopenhauer objecte que le principe de causalité, comme simple
loi des phénomènes, ne s’applique qu’aux phénomènes et perd toute signification
si on l’applique hors de cette sphère. Or Dieu est précisément hors de la
sphère de l’expérience possible, hors du champ phénoménal. Le désigner comme
cause de soi et comme cause du monde est inacceptable : cela revient à
appliquer le principe de causalité à une entité extérieure au champ des
phénomènes.
Deuxièmement,
Schopenhauer observe que les traits qui composent la personnalité divine, la
volonté consciente et l’intellect, sont empruntés à l’homme9. Dieu est
à l’image de l’homme, à cette différence essentielle près qu’il est censé être
un pur esprit dépourvu de corps. Or la conception d’un esprit pur est jugée
inacceptable par Schopenhauer. L’intellect et la volonté consciente, en effet,
nous sont connus comme des phases relativement tardives du développement
organique de l’individu humain. L’intellect est une faculté secondaire et
subordonnée, qui se développe peu à peu pour servir les exigences du
vouloir-vivre, à savoir la conservation et l’adaptation. De là, il ressort que
l’idée d’une intelligence pure, créatrice du monde, n’a pas de sens, car 1)
l’intellect ne peut se soutenir lui-même, c’est-à-dire être à lui seul la
condition de sa propre existence, 2) il ne peut être posé comme principe de
l’être, puisqu’il dépend, pour exister, de l’existence préalable de
l’organisme. L’intellect ne saurait être la cause de la vie organique (comme le
prétend la thèse d’un Dieu créateur intelligent) puisqu’il dépend, pour
exister, du développement organique des individus humains.
Pris
indépendamment de ses conditions organiques d’apparition et de fonctionnement
(cerveau, système nerveux), et attribué à une personnalité désincarnée, le
terme d’« intellect » ne possède selon Schopenhauer aucun emploi
légitime. Un être pensant dépourvu de cerveau, observe-t-il ironiquement, est
aussi absurde qu’un être digérant dépourvu d’estomac (M, 895).
Comment
les hommes en sont-ils venus à former l’idée d’une personnalité divine
volontaire et intelligente, coupée de toute base organique ? Si le théisme
occidental admet sans aucun inconvénient pareilles « absurdités »,
avance Schopenhauer, c’est parce qu’il les « réclame ». À travers
l’idée du Dieu chrétien, c’est le vouloir ou le désir qui s’expriment, plutôt
que l’intelligence. En effet, certains hommes (que Schopenhauer qualifie de
« théistes ») ont créé en dépit du bon sens cette image du divin, car
ils étaient affectivement attachés à l’existence d’une personne
immatérielle, douée d’intellect et de volonté, censée prendre en charge leurs
intérêts et donner du sens à leur vie. Les « réclamations » du désir
suspendent ainsi l’exercice de l’intelligence et de l’esprit critique :
« Le
théisme réclame non seulement une cause du monde distincte du monde, mais
encore une cause intelligente, c’est-à-dire connaissante et voulante,
c’est-à-dire personnelle et individuelle : le mot Dieu désigne précisément
pareille cause. » (PP, IV, 143.)
Une
fois admis que l’intellect ne peut exister que comme une fonction secondaire du
cerveau, l’idée d’une Intelligence créatrice totalement désincarnée n’est plus
admissible. L’intelligence ne peut survenir que dans le monde physique.
L’erreur du théisme est d’avoir éludé ce point décisif, en concevant
l’intelligence, appliquée à Dieu, comme une réalité métaphysique indépendante
du monde corporel. De là s’est développée auprès des théologiens et de certains
métaphysiciens l’idée que l’intelligence humaine, à son tour, pouvait exister
sans le corps.
Peut-on
sauver le théisme de pareilles erreurs ? Peut-on penser Dieu de manière
correcte, en l’affranchissant des éléments d’origine anthropomorphique que sont
l’intellect et la volonté purs ? C’est totalement impossible selon
Schopenhauer, car ces éléments constituent précisément le noyau essentiel du
Dieu des religions monothéistes. Si l’on ôte à Dieu la volonté et
l’intelligence, il n’en reste plus rien :
« Dans
la période scolastique et après cette période, on a habillé Dieu de toutes
sortes de qualités. Le siècle des Lumières a demandé qu’on le déshabille, pièce
après pièce, et on le déshabillerait volontiers, si n’était le scrupule qu’il
ne pourrait bien rester au final que des vêtements, et rien à
l’intérieur. » (N, IV, 236.)
Le
panthéisme (par exemple celui de Spinoza) consiste précisément selon
Schopenhauer dans l’effort pour « purifier le théisme » de ses
composantes « anthropomorphiques » (PP, IV, 145). Spinoza « déshabille »
Dieu en lui ôtant ses aspects humains, pour le transformer en une substance
infinie privée de personnalité.
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