Maintenant ils coiffent le turban oriental, et roulent carrosse, si leur bourse le permet. Qui prétendrait les en empêcher, puisqu’ils sont sujets du Czar blanc, citoyens moscovites, jouissant de droits civils et politiques égaux à ceux de leurs compatriotes turkomènes ?

Ça et là circulent aussi des Tadjiks d’origine persane, les plus beaux hommes que l’on puisse imaginer. Ils ont pris leurs billets, qui pour Merv ou Boukhara, qui pour Samarkande, Tachkend ou Kokhan, et ne dépasseront pas le plateau russo-chinois. Ce sont, pour la plupart, des voyageurs de seconde classe. Parmi les voyageurs de première, je noterai plusieurs Ousbèks, types assez communs, au front fuyant, aux pommettes saillantes, au teint bis, qui ont été les seigneurs du pays, et dont les familles fournissaient les émirs et les khans de l’Asie centrale.

Mais ne se trouve-t-il donc point d’Européens dans ce train du Grand-Transasiatique ? Avouons-le, j’en compte cinq ou six à peine, quelques commerçants de la Russie méridionale, et un seul de ces inévitables gentlemen du Royaume-Uni, hôtes habituels des railways et des paquebots. Du reste, il fallait encore se procurer une autorisation pour prendre le Transcaspien, – autorisation que l’administration russe n’accordait pas volontiers aux Anglais. Il paraît que celui-ci a pu l’obtenir.

Ce personnage, d’ailleurs, me semble digne d’attention. Il est grand, maigre, accusant bien la cinquantaine d’années qu’indiquent sa chevelure poivre-sel et ses favoris grisonnants. La caractéristique de sa physionomie, c’est la morgue, ou plutôt ce dédain, composé à dose égale de l’amour de tout ce qui est anglais et du mépris de tout ce qui ne l’est pas. Ce type est parfois si insupportable, même à ses compatriotes, que Dickens, Thackeray et autres l’ont souvent flagellé. Tandis que celui-ci se rengorge et se déguste, quel regard il jette sur la gare d’Ouzoun-Ada, le train en partance, les employés, le wagon dans lequel il a marqué sa place avec son sac de voyage ! Est-ce que ce gentleman vient représenter ici les jalousies traditionnelles de l’Angleterre à l’égard des grandes œuvres que le génie moscovite a menées à bonne fin ? Je le saurai, et, en attendant, donnons-lui le numéro 8 sur mon carnet.

En somme, peu ou point d’individualités importantes. C’est dommage. Si seulement l’Empereur de Russie, d’un côté, et le Fils du Ciel, de l’autre, étaient montés dans le train pour se rencontrer officiellement à la frontière des deux empires, quelles fêtes, quel éclat, quelles descriptions, quelle matière à lettres et télégrammes !

Je songe à revenir alors vers la caisse mystérieuse. N’a-t-elle pas droit à cette qualification ? Oui ! à coup sûr. Il s’agit d’en relever exactement la place et de reconnaître comment je trouverai accès jusqu’à elle.

Le fourgon de tête est déjà chargé des colis de Fulk Ephrinell. Il ne s’ouvre pas par le côté, mais par l’avant et l’arrière, comme les wagons. Il est également pourvu d’une plate-forme et d’une passerelle. Un couloir intérieur permet au chef de train de le traverser pour atteindre le tender et la locomotive, si cela est nécessaire. La logette de Popof est ménagée sur la plate-forme du premier wagon, au coin de gauche. La nuit venue, il me sera facile de rendre visite au fourgon, car il n’est fermé que par les portes établies aux extrémités du couloir ménagé entre les colis. D’ailleurs, ce fourgon est réservé aux bagages enregistrés pour la Chine, les bagages de la portion turkestane du railway occupant le fourgon de queue du train.

Lorsque j’arrivai, la fameuse caisse était encore sur le quai. En la regardant de près, j’observe que des trous d’aération sont percés à chaque face, et que la paroi est divisée en deux panneaux, dont l’un peut glisser sur l’autre par une coulisse en dedans. Aussi suis-je amené à penser que le prisonnier a voulu se garder la possibilité de quitter sa prison – au moins pendant la nuit.

En ce moment, les facteurs enlèvent la caisse, et j’ai la satisfaction de voir qu’ils observent les recommandations inscrites sur ses côtés. Elle est déposée, non sans grandes précautions, à l’entrée du fourgon, sur la gauche, bien accotée, bien assujettie, le haut étant en haut, le bas étant en bas, la paroi antérieure, où se trouve le panneau mobile, demeurant libre comme l’eût été la porte d’une armoire. Et, au fait, cette caisse n’est-ce pas une armoire… que je me propose d’ouvrir ?

Reste à savoir si l’agent préposé aux bagages se tient dans ce fourgon… Non, et je constate que son poste est au fourgon de queue.

« La voilà en place, cette fragile ! dit un des facteurs, lorsqu’il se fut assuré que la caisse était arrimée comme il convenait.

– Pas moyen qu’elle bouge ! répond l’autre facteur. Les glaces arriveront en bon état à Pékin… à moins que le train ne déraille en route…

– Ou qu’il n’attrape quelque tamponnement !… répond le premier facteur. Eh ! cela s’est vu ! »

Ils ont raison, ces braves gens. Cela s’est vu… et se verra encore.

L’Américain vient me rejoindre et adresse un dernier regard à son stock d’incisives, de molaires et de canines, après avoir lancé son immanquable wait a bit !

« Vous savez, monsieur Bombarnac, me dit-il, que les voyageurs doivent dîner à l’Hôtel du Czar avant le départ du train. Il est l’heure.