J’aurais voulu arriver avec l’une, partir avec l’autre. Ce n’est pas possible, et je le regrette. Depuis l’établissement des chemins de fer transasiatiques, c’est à peine si l’on rencontre encore ces interminables et pittoresques défilés de cavaliers, de piétons, de chevaux, de chameaux, d’ânes, de chariots. Bah ! je ne crains pas que mon voyage à travers l’Asie centrale pêche par défaut d’intérêt. Un reporter du XXe Siècle saura bien le rendre intéressant.
À présent voici les bazars avec les mille produits de la Perse, de la Chine, de la Turquie, de la Sibérie, de la Mongolie. À profusion des étoffes de Téhéran, de Chiraz, de Kandahar ou de Kaboul, des tapis merveilleux de tissage et de couleurs, des soieries… qui ne valent pas les soieries de Lyon.
Achèterai-je ?… Non ! S’embarrasser de colis pour un parcours de la Caspienne au Céleste-Empire… jamais ! La petite valise à la main, le sac en bandoulière avec un vêtement de voyage suffiront. Du linge ?… Je m’en procurerai en route – à l’anglaise.
Arrêtons-nous devant les célèbres bains de Tiflis, dont les eaux thermales peuvent atteindre soixante degrés centigrades. Là se pratiquent les derniers perfectionnements du massage, l’assouplissement de l’échiné, le craquage des membres. Je me rappelle ce qu’en a dit notre grand Dumas, dont les pérégrinations n’ont jamais été vides d’incidents ; il les inventait au besoin, ce précurseur génial du reportage à toute vapeur. Mais je n’ai pas le temps de me faire ni masser, ni craquer, ni assouplir.
Tiens ! l’Hôtel de France. Où n’y a-t-il pas un Hôtel de France ? J’entre, je me fais servir à déjeuner – un déjeuner géorgien, arrosé d’un certain vin de Kachélie, qui passe pour ne jamais enivrer, à moins qu’on ne le hume autant qu’on le boit, en faisant usage de ces bouteilles à larges goulots, où le nez plonge avant les lèvres. C’est du moins le procédé cher aux natifs de la Transcaucasie. Quant aux Russes, généralement sobres, l’infusion de thé leur suffit, paraît-il, non sans une certaine addition de « vodka », qui est l’eau-de-vie moscovite par excellence.
Moi, Français et même Gascon, je me contente de boire mon flacon de Kachélie, comme nous buvions notre Château-Lafitte au temps regretté où le soleil en distillait encore sur les coteaux de Pauillac. En réalité, ce vin du Caucase, quelque peu aigrelet, accompagne convenablement la poule bouillie, disons le « pilau », – ce qui permet de lui trouver une saveur spéciale.
C’est fini et réglé. Achevons de nous mêler aux soixante mille habitants que renferme actuellement la capitale géorgienne. Perdons-nous à travers le labyrinthe de ses rues, au milieu de sa population cosmopolite. Beaucoup de Juifs, qui ferment leurs habits de droite à gauche, comme ils écrivent, – le contraire des races aryennes. Peut-être les fils d’Israël ne sont-ils pas les maîtres en ce pays ainsi qu’ils le sont ailleurs ? Cela tient, sans doute, à ce qu’il faut six Juifs pour tromper un Arménien, dit un proverbe local, et ils sont nombreux les Arméniens dans les provinces transcaucasiennes !
J’arrive sur une place sablée, où les chameaux, la tête allongée, les pattes de devant repliées, gisent par centaines. Autrefois, c’était par milliers. Mais, depuis la création du chemin de fer transcaspien, qui date de quelques années, le chiffre de ces porteurs à bosse a diminué dans une proportion très sensible. Essayez donc de faire concurrence aux fourgons de bagages ou aux wagons des trains de marchandises avec de simples bêtes de somme !
En suivant la pente des rues, je débouche sur les quais du Koura, dont le lit divise la ville en deux parties inégales. De chaque côté s’élèvent des maisons grimpeuses ou grimpantes, qui s’étagent, s’échafaudent, se dépassent. C’est à qui regardera pardessus le toit de ses voisines. Aux abords de la rivière, les quartiers sont très commerçants. Là, grand mouvement des vendeurs de vin, avec leurs outres gonflées comme des ballonnets, et des vendeurs d’eau, avec leurs récipients de peau de buffle, auxquels sont ajustés des tuyaux semblables à des trompes d’éléphants.
Puis me voilà errant à l’aventure. Errare humanum est, disent volontiers les collégiens de Bordeaux, lorsqu’ils musent sur les quais de la Gironde.
« Monsieur, me dit un bon petit Juif, en me montrant une certaine habitation qui me semble fort ordinaire, vous êtes étranger ?…
– Absolument.
– Alors ne passez pas devant cette maison sans vous arrêter un instant pour l’admirer…
– Et qu’a-t-elle d’admirable ?…
– C’est là qu’a demeuré le célèbre ténor Satar, qui donnait le contre-fa de poitrine… Et ce qu’on le lui payait ! »
Je souhaite à ce digne patriarche de donner un contre-sol encore mieux payé, et je remonte les hauteurs sur la droite du Koura, afin d’avoir une vue d’ensemble.
Au sommet de la colline, sur une petite place, où un chanteur déclamateur récite avec force gestes des vers de Saadi, l’adorable poète persan, je m’abandonne à la contemplation de la capitale transcaucasienne. Ce que je fais là, je me propose de le refaire à Pékin dans une quinzaine de jours. Mais, en attendant les pagodes et les yamens du Céleste-Empire, voici ce que Tiflis offre à mes regards : des murs de citadelles, des clochetons de temples appartenant aux différents cultes, une église métropolitaine avec sa double croix, des maisons de construction russe, persane ou arménienne ; peu de toits, mais des terrasses ; peu de façades ornementées, mais des balcons à vérandas, accrochés aux étages ; puis, deux zones très tranchées, la zone basse, restée géorgienne, la zone haute, plus moderne, traversée par un long boulevard planté de beaux arbres, entre lesquels se dessine le palais du prince Bariatinsky… Il y a là tout un relief incorrect, capricieux, imprévu, une merveille d’irrégularité, que l’horizon borde de son cadre grandiose de montagnes.
Il est bientôt cinq heures. Je n’ai pas le temps de me livrer au torrent rémunérateur des phrases descriptives. Hâtons-nous de redescendre vers la gare.
Là, une certaine affluence de monde, Arméniens, Géorgiens, Mingréliens, Tartares, Kurdes, Israélites, Russes des bords de la Caspienne, les uns venant prendre leurs billets – ô couleur orientale ! – directement pour Bakou, les autres pour les stations intermédiaires.
Cette fois, j’étais parfaitement en mesure.
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