Ni l’employé à face de gendarme, ni les gendarmes en personne n’auraient pu mettre obstacle à mon départ.

On me délivre un billet de première classe, valable jusqu’à Bakou. Je descends sur le quai qui donne accès aux voitures. Suivant mon habitude, je vais m’installer dans le coin d’un compartiment assez confortable. Quelques voyageurs y montent à ma suite, tandis que le populaire cosmopolite envahit les wagons de seconde et de troisième classe. Les portières sont refermées, après la visite du contrôleur. Un dernier coup de sifflet annonce que le train va se mettre en marche…

Soudain, des cris se font entendre, – des cris où la colère se mêle au désespoir, et je saisis ces mots en allemand :

« Arrêtez !…Arrêtez ! »

Je baisse la vitre et regarde.

Un gros homme, valise à la main, chapeau-casque sur la tête, les jambes embarrassées dans les plis de sa vaste houppelande, court à perdre haleine. Il est en retard.

Des employés veulent le retenir… Essayez donc d’arrêter, s’il vous plaît, une bombe au milieu de sa trajectoire. Cette fois encore, le droit est primé par la force.

La bombe teutonne décrit une courbe très heureusement calculée, et vient tomber dans le compartiment voisin du nôtre, à travers la portière qu’un voyageur complaisant tient ouverte.

Le train s’ébranle en ce moment, les roues de la locomotive patinent sur le rail, puis la vitesse s’accélère…

Nous sommes partis.

CHAPITRE II

 

Partis avec trois minutes de retard ; il faut être précis. Un reporter qui ne précise pas, c’est un géomètre qui néglige de pousser ses calculs jusqu’à la dixième décimale. Ce retard de trois minutes a permis au Germain d’être notre compagnon de voyage. J’ai l’idée que ce bonhomme me fournira de la copie ; mais ce n’est qu’un pressentiment.

Il fait encore jour à six heures du soir, au mois de mai, sous cette latitude. Je me suis procuré un horaire et je le consulte. La carte dont il est accompagné me fait connaître, station par station, le parcours du railway entre Tiflis et Bakou. Ne pas savoir quelle direction prend la locomotive, si le train monte par le nord-est ou descend par le sud-est, cela me serait insupportable, d’autant plus que, la nuit venue, je ne verrai rien, n’étant point nyctalope comme les hiboux, les chouettes, les hulottes et les chats de gouttière.

Mon indicateur m’apprend d’abord que la voie ferrée longe à peu près la route carrossable qui relie Tiflis à la Caspienne, en desservant Saganlong, Poily, Elisabethpol, Karascal, Aliat, Bakou, à travers la vallée du Koura. On ne tolère guère à un railway des « écarts de conduite. » Il doit autant que possible suivre la ligne droite. C’est ce que fait le Transgéorgien.

Parmi les stations qu’il met en communication, il en est une que j’aurais voulu visiter à loisir, Elisabethpol. Avant la dépêche du XXe Siècle, j’avais formé le projet d’y séjourner une semaine. En avoir lu des descriptions si attrayantes, et n’y faire halte – cinq minutes d’arrêt – qu’entre deux et trois heures du matin ! Au lieu d’une ville resplendissant sous les rayons du soleil, n’obtenir qu’un vague ensemble, confusément entrevu aux pâles clartés de la lune !

Ayant fini de piocher l’indicateur, je passe à l’examen de mes compagnons de route. À quatre, il va sans dire que nous occupons les quatre angles de ce compartiment. J’ai pris un des coins, du côté de l’entre-voie, dans le sens de la marche.

Aux deux angles opposés, deux voyageurs sont assis en face l’un de l’autre. À peine montés, le bonnet enfoncé sur les yeux, ils se sont enveloppés de leurs couvertures, – des Géorgiens, autant que j’ai pu le deviner. Mais ils appartiennent à cette race spéciale et privilégiée des dormeurs en railway, et ne se réveilleront pas avant l’arrivée à Bakou. Rien à tirer de ces gens-là ; le wagon n’est pas une voiture pour eux, c’est un lit.

Devant moi, un type tout différent et qui n’a rien d’oriental : trente-deux à trente-cinq ans, figure à barbiche roussâtre, regard très vif, nez de chien d’arrêt, bouche qui ne demande qu’à parler, mains familières, prêtes à toutes les étreintes ; un homme grand, vigoureux, large d’épaules, puissant de torse. À la manière dont il s’est disposé, après avoir rangé son sac de voyage et débouclé son tartan à couleurs voyantes, j’ai reconnu le « traveller » anglo-saxon, habitué aux longs déplacements, plus souvent à bord des trains ou des paquebots que dans le confort sédentaire de son « home », en admettant qu’il ait un home. Ce doit être un voyageur de commerce. J’observe qu’il étale force bijoux, bagues aux doigts, épingle à la cravate, boutons aux manchettes avec vues photographiques, breloques tapageuses à la chaîne de son gilet. Bien qu’il n’ait pas de boucles aux oreilles ni d’anneau au nez, je ne serais pas surpris que ce fût un Américain, – je dirai plus, un Yankee.

Voilà mon affaire. Apprendre ce que sont mes compagnons de voyage, d’où ils viennent, où ils vont, n’est-ce pas un devoir de reporter, qui nécessite certaines interviews ? Je vais donc commencer par mon voisin d’en face. Cela ne sera pas difficile, j’imagine. Il ne songe ni à dormir ni à contempler le paysage que les derniers rayons du soleil couchant éclairent encore.