Entre les mains, sur les épaules, des sacs, des coussins, des couvertures, des cannes, des parapluies, des ombrelles. Ils emportent tout ce que l’on peut imaginer de petits colis qu’ils ne veulent point mettre avec les bagages du paquebot. Je me sens un vif désir de leur venir en aide. N’est-ce pas une chance heureuse – et des plus rares – que de rencontrer des Français hors de France ?
Au moment où je vais les aborder, Fulk Ephrinell reparaît, m’entraîne, et je laisse le couple en arrière. Ce n’est que partie remise. Je le retrouverai sur le paquebot, et nous ferons connaissance pendant la traversée.
« Eh bien, demandai-je au Yankee, où en est l’embarquement de votre cargaison ?…
– En ce moment, la trente-septième caisse est en route, monsieur Bombarnac…
– Et jusqu’ici pas d’accident ?…
– Pas d’accident.
– Et que renferment vos caisses, s’il vous plaît ?…
– Ce qu’elles renferment ?… Ah ! voici la trente-septième ! » s’écria Fulk Ephrinell, et il court au-devant d’un camion, qui débouchait sur le quai.
Il y a là un mouvement considérable, toute l’animation des départs et des arrivages. Bakou est le port le plus fréquenté et le plus sûr de la Caspienne. Derbent, situé plus au nord, ne saurait lui faire concurrence, et il absorbe presque en entier le trafic maritime de cette mer, ou plutôt de ce grand lac, sans communication avec les mers voisines. Il va sans dire que la création d’Ouzoun-Ada sur le littoral opposé a décuplé le transit qui s’opérait autrefois par Bakou. Le Transcaspien, ouvert à la circulation des voyageurs et des marchandises, est, par excellence, la voie commerciale qui rattache l’Europe au Turkestan.
Dans un avenir prochain, peut-être une seconde route longera-t-elle la frontière persane, en reliant les railways de la Russie méridionale au railways de l’Inde Anglaise – ce qui épargnerait aux voyageurs la navigation de la Caspienne. Et, lorsque ce vaste bassin se sera desséché par suite d’évaporation, pourquoi une voie ferrée, établie sur son lit de sable, ne permettrait-elle pas aux trains d’aller sans transbordement de Bakou à Ouzoun-Ada ?…
En attendant la réalisation de ce desideratum, il est nécessaire de prendre un paquebot, et c’est ce que je me préparais à faire en nombreuse compagnie.
Notre paquebot s’appelle l’Astara, de la Compagnie Caucase et Mercure. C’est un gros bateau à roues, qui fait trois fois par semaine le service d’une côte à l’autre. Très large de coque, il a été aménagé de manière à prendre une grande quantité de marchandises, et les constructeurs se sont plus préoccupés de l’arrimage des colis que du confort des passagers. Après tout, pour une navigation de vingt-quatre heures, il n’y a pas lieu de se montrer difficile.
Tumultueux concours de monde aux abords de l’embarcadère, gens qui partent et gens qui regardent partir, recrutés parmi la population cosmopolite de Bakou. J’observe que les voyageurs sont pour la plupart des Turkmènes, avec une vingtaine d’Européens de diverses nationalités, quelques Persans et aussi deux types originaires du Céleste-Empire. Ceux-là sont évidemment à destination de la Chine.
L’Astara est à la lettre bondé de marchandises. La cale n’a pas suffi, et une bonne part de la cargaison a reflué sur le pont. L’arrière est réservé aux passagers ; mais, depuis la passerelle jetée entre les tambours jusqu’au gaillard d’avant, on a empilé nombre de colis que d’épais prélarts goudronnés doivent garantir contre les coups de mer.
C’est là que les bagages de Fulk Ephrinell ont été déposés. Il y a tenu la main avec une énergie de Yankee, très décidé à ne pas perdre de vue son précieux matériel, des caisses cubiques, hautes, larges et profondes de deux pieds, recouvertes d’un cuir verni soigneusement sanglé, et sur lequel se lisent ces mots imprimés en découpage : Strong Bulbul and Co, de New-York.
« Toutes vos marchandises sont à bord ? demandai-je à l’Américain.
– Voici la quarante-deuxième caisse qui arrive », me répond-il. Et, en effet, ladite caisse est au dos d’un facteur, engagé déjà sur le pont de l’embarcadère. Il me semble que ce porteur est un peu trébuchant, grâce sans doute, à une absorption trop prolongée de vodka.
« Wait a bit ! » crie Fulk Ephrinell.
Puis en bon russe, afin d’être mieux compris : « Attention !… attention ! »
Conseil excellent mais tardif. Le porteur vient de faire un faux pas. La caisse glisse de ses épaules, tombe… heureusement par-dessus le bastingage de l’Astara, se brise en deux, et quantité de petits paquets, dont le papier se déchire, laissent leur contenu se répandre sur le pont.
Quel cri d’indignation a poussé Fulk Ephrinell ! Quel coup de poing il administre au maladroit, en répétant d’une voix désespérée :
« Mes dents… mes pauvres dents ! »
Et le voilà, se traînant à genoux pour ramasser les petits morceaux d’ivoire artificiel, épars le long de la coursive, tandis que je ne puis comprimer mon envie de rire.
Oui ! ce sont des dents que fabrique la maison Strong Bulbul and Co. de New-York ! C’est pour en fournir cinq mille caisses par semaine aux cinq parties du monde, que fonctionne cette gigantesque usine ! C’est pour en approvisionner les dentistes de l’ancien et du nouveau continent, c’est pour en envoyer jusqu’en Chine, qu’elle développe quinze cents chevaux de force et brûle cent tonnes de charbon par jour… Voilà qui est américain !
Après tout, la population du globe est, dit-on, de quatorze cents millions d’âmes, et à trente-deux dents par habitant, cela fait près de quarante-cinq milliards. Donc, s’il y avait lieu de remplacer toutes les vraies dents par des fausses, la maison Strong Bulbul and Co. ne serait même pas en mesure d’y suffire !
Mais il faut laisser Fulk Ephrinell courir après les trésors odontologiques de sa quarante-deuxième caisse. La cloche envoie ses derniers tintements. Tous les passagers sont à bord. L’Astara va larguer ses amarres…
Soudain des cris partent du côté du quai. Je les reconnais, ce sont des cris d’Allemand, – ceux que j’ai déjà entendus à Tiflis, au moment où le train de Bakou se mettait en marche.
En effet, voici le voyageur en question.
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