Il est essoufflé, il court, il n’en peut plus. Le pont volant a été retiré, et le paquebot s’écarte déjà. Comment ce retardataire embarquera-t-il ?

Heureusement, un croupiat, frappé à l’arrière de l’Astara, maintient encore le bateau près du quai. L’Allemand apparaît au moment où deux matelots manœuvrent les ballons d’accostage. Ils lui donnent la main, et l’aident à sauter à bord…

Décidément, il est coutumier du fait, ce gros homme, et je serai bien surpris s’il arrive à destination.

Cependant, son évitement effectué, l’Astara s’est mis en marche sous l’action de ses puissantes roues, et il est bientôt en dehors des passes.

À quatre cents mètres environ, une sorte de bouillonnement, qui agite la surface de la mer, indique un trouble profond des eaux. Je me trouvais alors près des bastingages de bâbord à l’arrière, et, le cigare à la bouche, je regardais le port disparaître derrière la pointe en retour du cap Apchéron, tandis que la chaîne du Caucase montait à l’horizon de l’ouest.

De mon cigare il ne me restait plus qu’un bout entre les lèvres, et, après en avoir aspiré les dernières bouffées, je le jette par-dessus le bord.

En un instant, une nappe de feu se propage autour de la coque du paquebot. Ce bouillonnement provenait d’une source sous-marine de naphte, et il a suffi de ce fragment de cigare pour l’enflammer.

Quelques cris se font entendre. L’Astara roule au milieu de volutes ignescentes ; mais un coup de barre nous éloigne de la source en feu, et tout danger est bientôt écarté.

Le capitaine, qui vient de se porter à l’arrière, se borne à me dire d’un ton froid :

« C’est imprudent ce que vous avez fait là. »

Et je réponds comme on a l’habitude de répondre en pareille circonstance :

« Ma foi, capitaine, je ne savais pas…

– Il faut toujours savoir, monsieur ! »

Cette phrase a été prononcée d’une voix sèche et revêche à quelques pas de moi.

Je me retourne…

C’est l’Anglaise qui m’a servi cette petite leçon.

CHAPITRE IV

 

Je me défie habituellement des impressions en voyage. Ces impressions sont subjectives, – un mot que j’emploie parce qu’il est à la mode, bien que je n’aie jamais bien su ce qu’il veut dire. Un homme gai verra gaiement les choses. Un homme triste les verra tristement. Démocrite aurait trouvé aux rives du Jourdain et aux grèves de la mer Morte un aspect enchanteur. Héraclite aurait trouvé maussades les sites de la baie de Naples et les plages du Bosphore. Moi, j’ai un heureux naturel, – que l’on me pardonne si je fais un abus de l’égotisme dans ce récit, car il est rare que la personnalité d’un auteur ne se mêle pas à ce qu’il raconte – voir Hugo, Dumas, Lamartine et tant d’autres. Shakespeare est une exception et je ne suis pas Shakespeare – pas plus, d’ailleurs, que je ne suis Lamartine, Dumas ou Hugo.

Cependant, si ennemi que je sois des doctrines de Schopenhauer et de Leopardi, j’avouerai que les rives de la Caspienne m’ont paru mornes et attristantes. Aucune animation sur le littoral, ni végétation ni oiseaux. On ne se sent pas devant une grande mer. Et pourtant, si la Caspienne n’est, au vrai, qu’un lac déprimé à vingt-six mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée, ce lac est souvent troublé par de violentes tempêtes. Un navire n’y a pas « de fuite », comme disent les marins. Qu’est-ce qu’une centaine de lieues en largeur ? On est vite à la côte vers l’ouest ou vers l’est, et les ports de refuge ne sont nombreux ni dans la direction de l’Asie ni dans la direction de l’Europe.

Une centaine de passagers sont à bord de l’Astara, – un grand nombre de ces Caucasiens qui commercent avec le Turkestan, et qui ne nous accompagneront pas jusqu’aux provinces orientales du Céleste-Empire.

Depuis quelques années déjà, le Transcaspien fonctionne entre Ouzoun-Ada et la frontière chinoise. Rien qu’entre ce port et Samarkande, on ne compte pas moins de soixante-trois stations. C’est donc sur cette partie du parcours que le train doit déposer le plus de voyageurs. De ceux-là je n’ai point à m’inquiéter, et ne perdrai pas mon temps à étudier leur personne. Supposez que l’un d’eux soit intéressant, je le travaille, je le pioche jusqu’à « son état d’âme »… et puis il me laisse au bon moment.

Non ! toute mon attention, je la réserve pour ceux qui feront le voyage entier. J’ai déjà Fulk Ephrinell et peut-être cette charmante Anglaise, qui me paraît être à destination de Pékin. Je rencontrerai d’autres compagnons de route à Ouzoun-Ada. En ce qui concerne le couple français, rien encore ; mais la traversée de la Caspienne ne s’achèvera pas sans que je sache à quoi m’en tenir à leur égard. Il y a aussi ces deux Chinois qui retournent évidemment dans leur Chine. Si je connaissais seulement cent mots du « kouan-hoa » qui est la langue parlée du Céleste-Empire, peut-être pourrais-je tirer parti de ces curieuses figures de paravent. En réalité, ce qu’il me faudrait, ce serait un personnage affublé de sa légende, quelque héros mystérieux, qui voyagerait incognito, grand seigneur ou bandit.