Je te suis, je te suis.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Entrent ORLANDO et OLIVIER.
ORLANDO.—Est-il possible que, la connaissant si peu, vous ayez sitôt pris du goût pour elle? qu'en ne faisant que la voir, vous en soyez devenu amoureux, que l'aimant vous lui ayez fait votre déclaration; et que, sur cette déclaration, elle ait consenti? Et vous persistez à vouloir la posséder?
OLIVIER.—Ne discutez point mon étourderie, l'indigence de ma maîtresse, le peu de temps qu'a duré la connaissance; ma déclaration précipitée, ni son rapide consentement; mais dites avec moi que j'aime Aliéna: dites avec elle qu'elle m'aime: donnez-nous à tous deux votre consentement à notre possession mutuelle: ce sera pour votre bien; car la maison de mon père et tous les revenus qu'a laissés le vieux chevalier Rowland, vous seront assurés, et moi, je veux vivre et mourir ici berger.
(Entre Rosalinde.)
ORLANDO.—Vous avez mon consentement: que vos noces se fassent demain. J'y inviterai le duc et toute sa joyeuse cour: allez et disposez Aliéna; car voici ma Rosalinde.
ROSALINDE.—Dieu vous garde, mon digne frère!
OLIVIER.—Et vous aussi, aimable soeur.
ROSALINDE.—O mon cher Orlando, combien je souffre de vous voir ainsi votre coeur en écharpe!
ORLANDO.—Ce n'est que mon bras.
ROSALINDE.—J'avais cru votre coeur blessé par les griffes de la lionne.
ORLANDO.—Il est blessé, mais c'est par les yeux d'une dame.
ROSALINDE.—Votre frère vous a-t-il dit comme j'ai fait semblant de m'évanouir lorsqu'il m'a montré votre mouchoir?
ORLANDO.—Oui; et des choses plus étonnantes que cela.
ROSALINDE.—Oh! je vois où vous en voulez venir... En effet, cela est très-vrai. Il n'y a jamais rien eu de si soudain, si ce n'est le combat de deux béliers qui se rencontrent, et la fanfaronnade de César: Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu. Car votre frère et ma soeur ne se sont pas plus tôt rencontrés qu'ils se sont envisagés; pas plus tôt envisagés, qu'ils se sont aimés; pas plus tôt aimés, qu'ils ont soupiré; pas plus tôt soupiré, qu'ils s'en sont demandé l'un à l'autre la cause; ils n'ont pas plus tôt su la cause, qu'ils ont cherché le remède: et, par degrés, ils ont fait un escalier de mariage qu'il leur faudra monter incontinent, ou être incontinents avant le mariage: ils sont vraiment dans la rage d'amour, et il faut qu'ils s'unissent. Des massues ne les sépareraient pas.
ORLANDO.—Ils seront mariés demain, et je veux inviter le duc à la noce. Mais hélas! qu'il est amer de ne voir le bonheur que par les yeux d'autrui! Demain, plus je croirai mon frère heureux de posséder l'objet de ses désirs, plus la tristesse de mon coeur sera profonde.
ROSALINDE.—Quoi donc! ne puis-je demain faire pour vous le rôle de Rosalinde?
ORLANDO.—Non, je ne puis plus vivre de pensées.
ROSALINDE.—Eh bien, je ne veux plus vous fatiguer de vains discours. Apprenez donc (et maintenant je parle un peu sérieusement) que je sais que vous êtes un cavalier du plus grand mérite.—Je ne dis pas cela pour vous donner bonne opinion de ma science..., parce que je dis que je sais ce que vous êtes.—Et je ne cherche point à usurper plus d'estime qu'il n'en faut pour vous inspirer quelque peu de confiance en moi pour vous faire du bien, et non pour me vanter moi-même. Croyez donc, si vous voulez, que je peux opérer d'étranges choses: depuis l'âge de trois ans, j'ai eu des liaisons avec un magicien très-profond dans son art, mais non pas jusqu'à être damné. Si votre amour pour Rosalinde tient d'aussi près à votre coeur que l'annoncent vos démonstrations, vous l'épouserez au moment même où votre frère épousera Aliéna. Je sais à quelles extrémités la fortune l'a réduite; il ne m'est pas impossible, si cela pourtant peut vous convenir, de la placer demain devant vos yeux, en personne, et cela sans danger.
ORLANDO.—Parlez-vous ici sérieusement?
ROSALINDE.—Oui, je le proteste sur ma vie, à laquelle je tiens fort, quoique je me dise magicien: ainsi, revêtez-vous de vos plus beaux habits, invitez vos amis; car si vous voulez décidément être marié demain, vous le serez, et à Rosalinde, si vous le voulez. (Entrent Sylvius et Phébé.) Voyez: voici une amante à moi, et un amant à elle.
PHÉBÉ.—Jeune homme, vous en avez bien mal agi avec moi, en montrant la lettre que je vous avais écrite.
ROSALINDE.—Je ne m'en embarrasse guère. C'est mon but de me montrer dédaigneux et sans égard pour vous. Vous avez là à votre suite un berger fidèle: tournez vos regards vers lui; aimez-le: il vous adore.
PHÉBÉ.—Bon berger, dis à ce jeune homme ce que c'est que l'amour.
SYLVIUS.—Aimer, c'est être fait de larmes et de soupirs; et voilà comme je suis pour Phébé.
PHÉBÉ.—Et moi pour Ganymède.
ORLANDO.—Et moi pour Rosalinde.
ROSALINDE.—Et moi pour aucune femme.
SYLVIUS.—C'est être tout fidélité et dévouement. Et voilà ce que je suis pour Phébé.
PHÉBÉ.—Et moi pour Ganymède.
ORLANDO.—Et moi pour Rosalinde.
ROSALINDE.—Et moi pour aucune femme.
SYLVIUS.—C'est être tout rempli de caprices, de passions, de désirs: c'est être tout adoration, respect et obéissance, tout humilité, patience et impatience: c'est être plein de pureté, résigné à toute épreuve, à tous les sacrifices: et je suis tout cela pour Phébé.
PHÉBÉ.—Et moi pour Ganymède.
ORLANDO.—Et moi pour Rosalinde.
ROSALINDE.—Et moi pour aucune femme.
PHÉBÉ, à Rosalinde.—Si cela est, pourquoi me blâmez-vous de vous aimer?
SYLVIUS, à Phébé.—Si cela est, pourquoi me blâmez-vous de vous aimer?
ORLANDO.—Si cela est, pourquoi me blâmez-vous de vous aimer?
ROSALINDE.—A qui adressez-vous ces mots: Pourquoi me blâmez-vous de vous aimer?
ORLANDO.—A celle qui n'est point ici, et qui ne m'entend pas.
ROSALINDE.—De grâce, ne parlez plus de cela: cela ressemble aux hurlements des loups d'Irlande après la lune. (A Sylvius.) Je vous secourrai si je puis. (A Phébé.) Je vous aimerais si je le pouvais.—Demain, venez me trouver tous ensemble. (A Phébé.) Je vous épouserai, si jamais j'épouse une femme, et je veux être marié demain. (A Orlando.) Je vous satisferai, si jamais j'ai satisfait un homme, et vous serez marié demain. (A Sylvius.) Je vous rendrai content, si l'objet qui vous plaît peut vous rendre content, et vous serez marié demain. (A Orlando.) Si vous aimez Rosalinde, venez me trouver. (A Sylvius.) Si vous aimez Phébé, venez me trouver.—Et, comme il est vrai que je n'aime aucune femme, je m'y trouverai. Adieu, portez-vous bien: je vous ai laissé à tous mes ordres.
SYLVIUS.—Je n'y manquerai pas, si je vis.
PHÉBÉ.—Ni moi.
ORLANDO.—Ni moi.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
TOUCHSTONE et AUDREY.
TOUCHSTONE.—Demain est le beau jour, Audrey; demain nous serons mariés.
AUDREY.—Je le désire de tout mon coeur; et j'espère que ce n'est pas un désir malhonnête que de désirer d'être une femme établie.—Voici deux pages du duc exilé qui viennent.
(Entrent deux pages du duc.)
PREMIER PAGE.—Charmé de la rencontre, mon brave monsieur.
TOUCHSTONE.—Et moi de même, sur ma parole: allons, asseyons-nous, asseyons-nous; et... une chanson.
SECOND PAGE.—Nous sommes à vos ordres: asseyez-vous dans le milieu.
PREMIER PAGE.—L'entonnerons-nous rondement, sans cracher ni tousser, sans dire que nous sommes enroués, préludes ordinaires d'une méchante voix?
SECOND PAGE.—Oui, oui, et tous deux sur un même ton, comme deux Bohémiennes sur un même cheval.
CHANSON.
C'était un amant et sa bergère
Avec un ah! un ho! et un ah nonino!
Qui passèrent sur le champ de blé vert.
Dans le printemps, le joli temps fertile,
Où les oiseaux chantent, eh! ding, ding, ding,
Tendres amants aiment le printemps.
Entre les sillons de seigle,
Avec un ah! un ho! et un ah nonino!
Ces jolis campagnards se couchèrent.
Au printemps, etc., etc.
Ils commencèrent aussitôt cette chanson,
Avec un ah! un ho! et un ah nonino!
Cette chanson qui dit que la vie n'est qu'une fleur.
Au printemps, etc., etc.
Profitez donc du temps présent,
Avec un ah! un ho! et un ah nonino!
Car l'amour est couronné des premières fleurs.
Au printemps, etc., etc.
TOUCHSTONE.—En vérité, jeunes gens, quoique les paroles ne signifient pas grand'chose, cependant l'air était fort discordant.
PREMIER PAGE.—Vous vous trompez, monsieur: nous avons gardé le temps, nous n'avons pas perdu notre temps.
TOUCHSTONE.—Si fait, ma foi. Je regarde comme un temps perdu celui qu'on passe à entendre une si sotte chanson. Dieu soit avec vous! et Dieu veuille améliorer vos voix!—Venez, Audrey.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Une autre partie de la forêt.
LE VIEUX DUC, AMIENS, JACQUES, ORLANDO OLIVIER et CÉLIE.
LE VIEUX DUC.—Croyez-vous, Orlando, que le jeune homme puisse faire tout ce qu'il a promis?
ORLANDO.—Tantôt je le crois, et tantôt je ne le crois pas, comme tous ceux qui craignent en espérant, et qui en craignant espèrent.
(Entrent Rosalinde, Sylvius, Phébé.)
ROSALINDE.—Encore un peu de patience, pendant que je répète notre engagement. (Au duc.) Vous dites que, si je vous amène votre Rosalinde, vous la donnerez à Orlando que voici?
LE VIEUX DUC.—Oui, je le ferais, quand j'aurais des royaumes à donner avec elle.
ROSALINDE, à Orlando.—Et vous dites que vous voulez d'elle quand je ramènerai?
ORLANDO.—Oui, fussé-je le roi de tous les empires de la terre.
ROSALINDE, à Phébé.—Vous dites que vous m'épouserez si j'y consens?
PHÉBÉ.—Oui, dussé-je mourir une heure après.
ROSALINDE.—Mais si vous refusez de m'épouser, vous donnerez-vous alors à ce berger si fidèle?
PHÉBÉ.—Telle est la convention.
ROSALINDE, à Sylvius.—Vous dites que vous épouserez Phébé si elle veut vous accepter?
SYLVIUS.—Oui, quand ce serait la même chose d'accepter Phébé et la mort.
ROSALINDE.—J'ai promis d'aplanir toutes ces difficultés.—Duc, tenez votre promesse de donner votre fille.—Et vous, Orlando, tenez votre promesse de l'accepter.—Phébé, tenez votre promesse de m'épouser, ou, si vous me refusez, de vous unir à ce berger.—Sylvius, tenez votre promesse d'épouser Phébé, si elle me refuse.—Et je vous quitte à l'instant pour résoudre tous ces doutes.
(Rosalinde et Célie sortent.)
LE VIEUX DUC.—Ma mémoire me fait retrouver dans ce jeune berger quelques traits frappants du visage de ma fille.
ORLANDO.—Seigneur, la première fois que je l'ai vu, j'ai cru que c'était un frère de votre fille: mais, mon digne seigneur, ce jeune homme est né dans ces bois; il a été instruit dans les éléments de beaucoup de sciences dangereuses, par son oncle, qu'il nous donne pour être un grand magicien caché dans l'enceinte de cette forêt.
(Entrent Touchstone et Audrey.)
JACQUES.—Il y a sûrement un second déluge en l'air: et ces couples viennent se rendre à l'arche! Voici une paire d'animaux étrangers, qui, dans toutes les langues, s'appellent des fous.
TOUCHSTONE.—Salut et compliments à tous!
JACQUES, au duc.—Mon bon seigneur, faites-lui accueil: c'est ce fou que j'ai si souvent rencontré dans la forêt; il jure qu'il a été jadis homme de cour.
TOUCHSTONE.—Si quelqu'un en doute qu'il me soumette à l'épreuve. J'ai dansé un menuet, j'ai cajolé une dame, j'ai usé de politique envers mon ami, j'ai caressé mon ennemi, j'ai ruiné trois tailleurs, j'ai eu quatre querelles, et j'ai été à la veille d'en vider une l'épée à la main.
JACQUES.—Et comment s'est-elle terminée?
TOUCHSTONE.—Ma foi, nous nous sommes rencontrés, et nous avons trouvé que la querelle en était à la septième cause.
JACQUES.—Que voulez-vous dire par la septième cause?—Mon bon seigneur, cet homme vous plaît-il?
LE VIEUX DUC.—Il me plaît beaucoup.
TOUCHSTONE.—Dieu vous en récompense, monsieur! je désire qu'il en soit de même de vous.—J'accours ici en hâte, monsieur, au milieu de ces couples de campagnards, pour jurer, et me parjurer; car le mariage enchaîne, mais le sang brise ses noeuds. Une pauvre pucelle, monsieur, un minois assez laid, monsieur; mais qui est à moi: une pauvre fantaisie à moi, monsieur, de prendre ce dont personne autre ne veut. La riche honnêteté se loge comme un avare, monsieur, dans une pauvre chaumière, comme votre perle dans votre vilaine huître.
LE VIEUX DUC.—Sur ma parole, il a la répartie prompte et sentencieuse.
TOUCHSTONE.—Comme le trait que lance le fou et des discours de ce genre, monsieur.
JACQUES.—Mais revenons à la septième cause. Comment avez-vous trouvé que la querelle allait en être à la septième cause?
TOUCHSTONE.—Par un démenti au septième degré.—Audrey, donnez à votre corps un maintien plus décent,—comme ceci, monsieur.
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