Je désapprouvai la forme qu'un certain courtisan avait donnée à sa barbe: il m'envoya dire que si je ne trouvais pas sa barbe bien faite, il pensait, lui, qu'elle était très-bien. C'est ce qu'on appelle une réponse courtoise. Si je lui soutenais encore qu'elle était mal coupée, il me répondait, qu'il l'avait coupée ainsi, parce que cela lui plaisait. C'est ce qu'on appelle le lardon modéré. Que si je prétendais encore qu'elle est mal coupée, il me taxerait de manquer de jugement. C'est ce qu'on appelle la réplique grossière. Si je persistais encore à dire qu'elle n'était pas bien coupée, il me répondrait, cela n'est pas vrai. C'est ce qu'on appelle la riposte vaillante. Si j'insistais encore à dire qu'elle n'est pas bien coupée, il me dirait, que j'en ai menti. C'est ce qu'on appelle la riposte querelleuse. Et ainsi jusqu'au démenti conditionnel, et au démenti direct.
JACQUES.—Et combien de fois avez-vous dit que sa barbe était mal faite?
TOUCHSTONE.—Je n'ai pas osé dépasser le démenti conditionnel, et lui n'a pas osé non plus me donner le démenti direct; et comme cela, nous avons mesuré nos épées, et nous nous sommes séparés.
JACQUES.—Pourriez-vous maintenant nommer, par ordre, les différentes gradations d'un démenti?
TOUCHSTONE.—Oh! monsieur, nous querellons d'après l'imprimé51, suivant le livre; comme on a des livres pour les belles manières. Je vais vous nommer les degrés d'un démenti. Le premier est la Réponse courtoise, le second le Lardon modéré, le troisième la Réponse grossière, le quatrième la Riposte vaillante, le cinquième la Riposte querelleuse, le sixième le Démenti conditionnel, et le septième le Démenti direct. Vous pouvez éviter le duel à tous les degrés, excepté au démenti direct; et même vous le pouvez encore dans ce cas, au moyen d'un si. J'ai vu des affaires, où sept juges ensemble ne seraient pas venus à bout d'arranger une querelle; et lorsque les deux adversaires venaient à se rencontrer, l'un des deux s'avisait seulement d'un si; par exemple, si vous avez dit cela, moi j'ai dit cela; et ils se donnaient une poignée de main, et se juraient une amitié de frères. Votre si est le seul arbitre qui fasse la paix: il y a beaucoup de vertu dans le si!
Note 51: (retour)
Le poëte se moque ici de la mode du duel en forme qui régnait de son temps, et il le fait avec beaucoup de gaieté, il ne pouvait la traiter avec plus de mépris qu'en montrant un manant aussi bien instruit dans les formes et les préliminaires du duel. Le livre auquel il fait allusion ici est un traité fort ridicule d'un certain Vincentio Saviolo, intitulé: De l'honneur et des querelles honorables, in-4°, imprimé par Wolf, en 1594. La première partie de ce traité porte: Discours très-nécessaire à tous les cavaliers qui font cas de leur honneur, concernant la manière de donner et de recevoir le démenti, d'où s'ensuivent le duel et le combat en diverses formes; et beaucoup d'autres inconvénients faute de bien savoir la science de l'honneur, et le juste sens des termes, qui sont ici expliqués. Voici les titres des chapitres.
I. Quelle est la raison pour laquelle la partie à qui on donne le démenti doit devenir l'agresseur au défi, et de la nature des démentis.
II. De la méthode et de la diversité des démentis.
III. Du démenti certain ou indirect.
IV. Des démentis conditionnels, ou du démenti circonstanciel.
V. Du démenti en général.
VI. Du démenti en particulier.
VII. Des démentis fous.
VIII. Conclusion sur la manière d'arracher ou de rendre le démenti; ou la contradiction querelleuse.
Dans le chapitre du démenti conditionnel, l'auteur dit, en parlant de la particule si: «Les démentis conditionnels sont ceux qui sont donnés conditionnellement de cette manière: Si vous avez dit cela ou cela, alors vous mentez.» De ces sortes de démentis, donnés dans cette forme, naissent souvent de grandes disputes, qui ne peuvent aboutir à une issue décidée. L'auteur entend par là que les deux parties ne peuvent procéder à se couper la gorge, tant qu'il y a un si entre deux. Voilà pourquoi Shakspeare fait dire à son paysan: «J'ai vu des cas où sept juges ensemble ne pouvaient parvenir à pacifier une querelle: mais lorsque deux adversaires venaient à se joindre, l'un des deux ne faisait que s'aviser d'un si, comme, si vous avez dit cela, alors moi j'ai dit cela; et ils finissaient par se serrer la main et à être amis comme frères. Votre si est le seul juge de paix: il y a beaucoup de vertu dans le si.» Caranza était encore un auteur qui a écrit dans ce goût-là sur le duel, et dont on consultait l'autorité.
JACQUES, au duc.—N'est-ce pas là, seigneur, un rare original? Il est bon à tout, et cependant c'est un fou.
LE VIEUX DUC.—Sa folie lui sert comme un cheval de chasse à la tonnelle; et sous son abri, il lance ses traits d'esprit.
(Entrent l'Hymen conduisant Rosalinde en habits de femme, et Célie.
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