(A Sylvius.) Je vous rendrai content, si l'objet qui vous plaît peut vous rendre content, et vous serez marié demain. (A Orlando.) Si vous aimez Rosalinde, venez me trouver. (A Sylvius.) Si vous aimez Phébé, venez me trouver.—Et, comme il est vrai que je n'aime aucune femme, je m'y trouverai. Adieu, portez-vous bien: je vous ai laissé à tous mes ordres.

SYLVIUS.—Je n'y manquerai pas, si je vis.

PHÉBÉ.—Ni moi.

ORLANDO.—Ni moi.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

TOUCHSTONE et AUDREY.


TOUCHSTONE.—Demain est le beau jour, Audrey; demain nous serons mariés.

AUDREY.—Je le désire de tout mon coeur; et j'espère que ce n'est pas un désir malhonnête que de désirer d'être une femme établie.—Voici deux pages du duc exilé qui viennent.

(Entrent deux pages du duc.)

PREMIER PAGE.—Charmé de la rencontre, mon brave monsieur.

TOUCHSTONE.—Et moi de même, sur ma parole: allons, asseyons-nous, asseyons-nous; et... une chanson.

SECOND PAGE.—Nous sommes à vos ordres: asseyez-vous dans le milieu.

PREMIER PAGE.—L'entonnerons-nous rondement, sans cracher ni tousser, sans dire que nous sommes enroués, préludes ordinaires d'une méchante voix?

SECOND PAGE.—Oui, oui, et tous deux sur un même ton, comme deux Bohémiennes sur un même cheval.

CHANSON.

C'était un amant et sa bergère

Avec un ah! un ho! et un ah nonino!

Qui passèrent sur le champ de blé vert.

Dans le printemps, le joli temps fertile,

Où les oiseaux chantent, eh! ding, ding, ding,

Tendres amants aiment le printemps.

Entre les sillons de seigle,

Avec un ah! un ho! et un ah nonino!

Ces jolis campagnards se couchèrent.

Au printemps, etc., etc.

Ils commencèrent aussitôt cette chanson,

Avec un ah! un ho! et un ah nonino!

Cette chanson qui dit que la vie n'est qu'une fleur.

Au printemps, etc., etc.

Profitez donc du temps présent,

Avec un ah! un ho! et un ah nonino!

Car l'amour est couronné des premières fleurs.

Au printemps, etc., etc.

TOUCHSTONE.—En vérité, jeunes gens, quoique les paroles ne signifient pas grand'chose, cependant l'air était fort discordant.

PREMIER PAGE.—Vous vous trompez, monsieur: nous avons gardé le temps, nous n'avons pas perdu notre temps.

TOUCHSTONE.—Si fait, ma foi. Je regarde comme un temps perdu celui qu'on passe à entendre une si sotte chanson. Dieu soit avec vous! et Dieu veuille améliorer vos voix!—Venez, Audrey.

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

Une autre partie de la forêt.

LE VIEUX DUC, AMIENS, JACQUES, ORLANDO OLIVIER et CÉLIE.


LE VIEUX DUC.—Croyez-vous, Orlando, que le jeune homme puisse faire tout ce qu'il a promis?

ORLANDO.—Tantôt je le crois, et tantôt je ne le crois pas, comme tous ceux qui craignent en espérant, et qui en craignant espèrent.

(Entrent Rosalinde, Sylvius, Phébé.)

ROSALINDE.—Encore un peu de patience, pendant que je répète notre engagement. (Au duc.) Vous dites que, si je vous amène votre Rosalinde, vous la donnerez à Orlando que voici?

LE VIEUX DUC.—Oui, je le ferais, quand j'aurais des royaumes à donner avec elle.

ROSALINDE, à Orlando.—Et vous dites que vous voulez d'elle quand je ramènerai?

ORLANDO.—Oui, fussé-je le roi de tous les empires de la terre.

ROSALINDE, à Phébé.—Vous dites que vous m'épouserez si j'y consens?

PHÉBÉ.—Oui, dussé-je mourir une heure après.

ROSALINDE.—Mais si vous refusez de m'épouser, vous donnerez-vous alors à ce berger si fidèle?

PHÉBÉ.—Telle est la convention.

ROSALINDE, à Sylvius.—Vous dites que vous épouserez Phébé si elle veut vous accepter?

SYLVIUS.—Oui, quand ce serait la même chose d'accepter Phébé et la mort.

ROSALINDE.—J'ai promis d'aplanir toutes ces difficultés.—Duc, tenez votre promesse de donner votre fille.—Et vous, Orlando, tenez votre promesse de l'accepter.—Phébé, tenez votre promesse de m'épouser, ou, si vous me refusez, de vous unir à ce berger.—Sylvius, tenez votre promesse d'épouser Phébé, si elle me refuse.—Et je vous quitte à l'instant pour résoudre tous ces doutes.

(Rosalinde et Célie sortent.)

LE VIEUX DUC.—Ma mémoire me fait retrouver dans ce jeune berger quelques traits frappants du visage de ma fille.

ORLANDO.—Seigneur, la première fois que je l'ai vu, j'ai cru que c'était un frère de votre fille: mais, mon digne seigneur, ce jeune homme est né dans ces bois; il a été instruit dans les éléments de beaucoup de sciences dangereuses, par son oncle, qu'il nous donne pour être un grand magicien caché dans l'enceinte de cette forêt.

(Entrent Touchstone et Audrey.)

JACQUES.—Il y a sûrement un second déluge en l'air: et ces couples viennent se rendre à l'arche! Voici une paire d'animaux étrangers, qui, dans toutes les langues, s'appellent des fous.

TOUCHSTONE.—Salut et compliments à tous!

JACQUES, au duc.—Mon bon seigneur, faites-lui accueil: c'est ce fou que j'ai si souvent rencontré dans la forêt; il jure qu'il a été jadis homme de cour.

TOUCHSTONE.—Si quelqu'un en doute qu'il me soumette à l'épreuve. J'ai dansé un menuet, j'ai cajolé une dame, j'ai usé de politique envers mon ami, j'ai caressé mon ennemi, j'ai ruiné trois tailleurs, j'ai eu quatre querelles, et j'ai été à la veille d'en vider une l'épée à la main.

JACQUES.—Et comment s'est-elle terminée?

TOUCHSTONE.—Ma foi, nous nous sommes rencontrés, et nous avons trouvé que la querelle en était à la septième cause.

JACQUES.—Que voulez-vous dire par la septième cause?—Mon bon seigneur, cet homme vous plaît-il?

LE VIEUX DUC.—Il me plaît beaucoup.

TOUCHSTONE.—Dieu vous en récompense, monsieur! je désire qu'il en soit de même de vous.—J'accours ici en hâte, monsieur, au milieu de ces couples de campagnards, pour jurer, et me parjurer; car le mariage enchaîne, mais le sang brise ses noeuds. Une pauvre pucelle, monsieur, un minois assez laid, monsieur; mais qui est à moi: une pauvre fantaisie à moi, monsieur, de prendre ce dont personne autre ne veut. La riche honnêteté se loge comme un avare, monsieur, dans une pauvre chaumière, comme votre perle dans votre vilaine huître.

LE VIEUX DUC.—Sur ma parole, il a la répartie prompte et sentencieuse.

TOUCHSTONE.—Comme le trait que lance le fou et des discours de ce genre, monsieur.

JACQUES.—Mais revenons à la septième cause. Comment avez-vous trouvé que la querelle allait en être à la septième cause?

TOUCHSTONE.—Par un démenti au septième degré.—Audrey, donnez à votre corps un maintien plus décent,—comme ceci, monsieur. Je désapprouvai la forme qu'un certain courtisan avait donnée à sa barbe: il m'envoya dire que si je ne trouvais pas sa barbe bien faite, il pensait, lui, qu'elle était très-bien. C'est ce qu'on appelle une réponse courtoise. Si je lui soutenais encore qu'elle était mal coupée, il me répondait, qu'il l'avait coupée ainsi, parce que cela lui plaisait. C'est ce qu'on appelle le lardon modéré. Que si je prétendais encore qu'elle est mal coupée, il me taxerait de manquer de jugement. C'est ce qu'on appelle la réplique grossière. Si je persistais encore à dire qu'elle n'était pas bien coupée, il me répondrait, cela n'est pas vrai. C'est ce qu'on appelle la riposte vaillante. Si j'insistais encore à dire qu'elle n'est pas bien coupée, il me dirait, que j'en ai menti. C'est ce qu'on appelle la riposte querelleuse. Et ainsi jusqu'au démenti conditionnel, et au démenti direct.

JACQUES.—Et combien de fois avez-vous dit que sa barbe était mal faite?

TOUCHSTONE.—Je n'ai pas osé dépasser le démenti conditionnel, et lui n'a pas osé non plus me donner le démenti direct; et comme cela, nous avons mesuré nos épées, et nous nous sommes séparés.

JACQUES.—Pourriez-vous maintenant nommer, par ordre, les différentes gradations d'un démenti?

TOUCHSTONE.—Oh! monsieur, nous querellons d'après l'imprimé51, suivant le livre; comme on a des livres pour les belles manières. Je vais vous nommer les degrés d'un démenti. Le premier est la Réponse courtoise, le second le Lardon modéré, le troisième la Réponse grossière, le quatrième la Riposte vaillante, le cinquième la Riposte querelleuse, le sixième le Démenti conditionnel, et le septième le Démenti direct. Vous pouvez éviter le duel à tous les degrés, excepté au démenti direct; et même vous le pouvez encore dans ce cas, au moyen d'un si. J'ai vu des affaires, où sept juges ensemble ne seraient pas venus à bout d'arranger une querelle; et lorsque les deux adversaires venaient à se rencontrer, l'un des deux s'avisait seulement d'un si; par exemple, si vous avez dit cela, moi j'ai dit cela; et ils se donnaient une poignée de main, et se juraient une amitié de frères. Votre si est le seul arbitre qui fasse la paix: il y a beaucoup de vertu dans le si!

Note 51: (retour)

Le poëte se moque ici de la mode du duel en forme qui régnait de son temps, et il le fait avec beaucoup de gaieté, il ne pouvait la traiter avec plus de mépris qu'en montrant un manant aussi bien instruit dans les formes et les préliminaires du duel. Le livre auquel il fait allusion ici est un traité fort ridicule d'un certain Vincentio Saviolo, intitulé: De l'honneur et des querelles honorables, in-4°, imprimé par Wolf, en 1594. La première partie de ce traité porte: Discours très-nécessaire à tous les cavaliers qui font cas de leur honneur, concernant la manière de donner et de recevoir le démenti, d'où s'ensuivent le duel et le combat en diverses formes; et beaucoup d'autres inconvénients faute de bien savoir la science de l'honneur, et le juste sens des termes, qui sont ici expliqués.