D'ailleurs, sa cabane, ses troupeaux et ses pâturages sont en vente, et son absence fait qu'il n'y a maintenant, dans notre bergerie, rien que vous puissiez manger: mais venez voir ce qu'il y a; et si ma voix y peut quelque chose, vous serez certainement bien reçus.
ROSALINDE.—Quel est celui qui doit acheter son troupeau et ses pâturages?
CORIN.—Ce jeune homme que vous avez vu ici il n'y a qu'un moment, et qui se soucie peu d'acheter quoi que ce soit.
ROSALINDE.—Si cela pouvait se faire sans blesser l'honnêteté, je te prierais d'acheter la cabane, les pâturages et le troupeau, et nous te donnerions de quoi payer le tout pour nous.
CÉLIE.—Et nous augmenterions tes gages. J'aime ces lieux, et j'y passerais volontiers ma vie.
CORIN.—Le tout est certainement à vendre: venez avec moi: si, sur ce qu'on vous en dira, le terrain, le revenu et ce genre de vie vous plaisent, j'achèterai aussitôt le tout avec votre or, et je serai votre fidèle berger.
(Ils sortent.)
SCÈNE V
AMIENS, JACQUES et autres paraissent.
AMIENS.
Toi qui chéris les verts ombrages,
Viens avec moi respirer en ces lieux;
Viens avec moi mêler tes chants joyeux
Aux doux concerts qui charmes ces bocages.
On ne trouve ici
D'autre ennemi
Que l'hiver seul, la pluie et les orages.
JACQUES.—Continuez, continuez, je vous prie, continuez.
AMIENS.—Cela vous rendrait mélancolique, monsieur Jacques.
JACQUES.—C'est ce que je veux.—Continuez, je vous en prie; continuez; je puis sucer la mélancolie d'une chanson même, comme une belette suce les oeufs. Encore, je vous en prie, encore.
AMIENS.—Ma voix est rude; je sais que je ne saurais vous plaire.
JACQUES.—Je ne vous prie point de me plaire; je vous prie de chanter: allons, allons, une autre stance. Ne les appelez-vous pas stances?
AMIENS.—Comme vous voudrez, monsieur Jacques.
JACQUES.—Je m'embarrasse fort peu de savoir leur nom; elles ne me doivent rien. Voulez-vous chanter?
AMIENS.—Plutôt à votre prière, que pour mon plaisir.
JACQUES.—Eh bien! si jamais je remercie un homme, je vous remercierai. Mais ce qu'on appelle compliment, ressemble à la rencontre de deux magots. Et quand un homme me remercie cordialement, il me semble que je lui ai donné un sou, et qu'il me fait les remerciements d'un pauvre. Allons, chantez.—Et vous qui ne voulez pas chanter, taisez-vous.
AMIENS.—Eh bien! je vais finir ma chanson. Messieurs, pendant ce temps-là, mettez le couvert; le duc veut dîner sous cet arbre. Il vous a cherché toute la journée.
JACQUES.—Et moi, je l'ai évité toute la journée: il aime trop la dispute pour moi: je pense à autant de choses que lui, mais je rends grâce au ciel et je ne m'en glorifie pas. Allons, chantez, allons.
CHANSON.
Toi qui fuis l'éclat de la cour,
Des champs féconds préférant la parure,
Heureux des mets que t'offre la nature,
Viens habiter avec moi ce séjour.
Dans ce bocage,
Sous cet ombrage,
Point d'ennemi que l'hiver et l'orage.
JACQUES.—Je vais vous donner sur cet air quelques vers que j'ai faits hier en dépit de mon génie.
AMIENS.—Et je les chanterai.
JACQUES.—Les voici.
(Il chante.)
S'il arrive par hasard
Qu'un homme soit changé en âne;
Quittant son bien et son aisance
Pour suivre une volonté obstinée,
Duc dàme, duc dàme, duc dàme,
Il trouvera ici
D'aussi grands fous que lui
S'il veut venir ici22.
Note 22: (retour)
Duc dàme est mis pour duc ad me, conduisez-moi; allusion au refrain d'Amiens. Ceiui-ci n'est pas un savant, Jacques lui peut donner ce mot pour du grec, très-innocemment.
AMIENS.—Que signifie ce duc ad me?
JACQUES.—C'est une invocation grecque pour rassembler les sots dans un cercle.—Je vais dormir si je puis; si je ne peux pas dormir, je déclamerai contre tous les premiers-nés de l'Égypte23.
AMIENS.—Et moi, je vais chercher le duc: son banquet est prêt.
(Ils sortent chacun de son côté.)
Note 23: (retour)
«Expression proverbiale pour dire les personnes d'une haute naissance.» (JOHNSON.)
SCÈNE VI
Entrent ORLANDO et ADAM.
ADAM.—Mon cher maître, je ne saurais aller plus loin: eh! je me meurs de faim! Je vais me coucher ici et y prendre la mesure de ma fosse. Adieu, mon bon maître.
ORLANDO.—Quoi, Adam! comment! tu n'as pas plus de coeur que cela? Vis encore un peu, console-toi un peu, prends un peu de coeur. S'il existe quelque bête sauvage dans cette affreuse forêt, ou je lui servirai de nourriture, ou je te l'apporterai comme nourriture: ton imagination te fait voir la mort plus près de toi qu'elle ne l'est en effet. Pour l'amour de moi, prends courage; tiens un instant la mort à bout de bras: je suis à toi dans un moment; et si je ne t'apporte pas quelque chose à manger, alors je te permets de mourir: mais si tu meurs avant mon retour, je dirai que tu t'es moqué de mes peines.—Allons, fort bien, tu as l'air plus entrain. Je vais revenir te joindre à l'instant; mais tu es là couché à l'air glacé. Viens, je vais te porter sous quelque abri, et tu ne mourras pas faute d'un dîner, s'il y a quelque chose de vivant dans ce désert. Courage, bon Adam.
(Ils sortent.)
SCÈNE VII
Une autre partie de la forêt.
On voit une table servie, LE VIEUX DUC, AMIENS, les SEIGNEURS et autres.
LE VIEUX DUC.—Je pense qu'il est métamorphosé en bête; car je ne puis le trouver nulle part, sous la forme d'un homme.
PREMIER SEIGNEUR.—Monseigneur, il n'y a qu'un instant qu'il est parti d'ici, où il était fort gai, à écouter une chanson.
LE VIEUX DUC.—Lui, qui est tout composé de dissonances! s'il devient jamais musicien, il y aura certainement bientôt une grande discorde dans les sphères; allez le chercher; dites-lui, que je voudrais lui parler.
(Entre Jacques.)
PREMIER SEIGNEUR.—Il m'en évite la peine, en venant lui-même.
LE VIEUX DUC.—Mais comment, monsieur, quelle vie menez-vous donc maintenant, qu'il faille que vos pauvres amis vous fassent la cour?—Mais quoi vous avez l'air gai.
JACQUES.—Un fou! un fou!... J'ai rencontré un fou dans la forêt, un fou en habit bigarré24. O misérable monde! Comme il est vrai que je vis de nourriture, j'ai rencontré un fou qui s'était couché par terre, se chauffait au soleil, et invitait dame Fortune, mais en bons termes et bien placés, et cependant un vrai fou qui en portait la livrée.—Bonjour, fou, lui ai-je dit.—Non, monsieur, m'a-t-il répondu, ne m'appelez pas fou, jusqu'à ce que le ciel m'ait envoyé la Fortune25.—Ensuite il a tiré un cadran de sa poche, et après l'avoir regardé d'un oeil terne, il a dit très-sagement: «Il est dix heures;—c'est ainsi, a-t-il continué, que nous pouvons voir comment va le monde: il n'y a qu'une heure qu'il n'en était que neuf, et dans une heure il en sera onze; et ainsi d'heure en heure nous mûrissons, mûrissons, et ensuite d'heure en heure nous pourrissons, pourrissons, et là finit notre histoire.» Quand j'ai entendu ce fou bigarré moraliser ainsi sur le temps, mes poumons se sont mis à chanter comme le coq, de voir des fous si profonds en morale; et j'ai ri sans relâche, pendant une heure entière à son cadran.—O noble fou! un digne fou! Oh! un habit bigarré est le seul que l'on doive porter.
Note 24: (retour)
Motley fool, Motley, bigarré, le costume des fous se rapprochait de celui des arlequins.
Note 25: (retour)
Fortuna favet fatuis.
Fortuna nimiùm quem favet, stultum facit. (P. SYRUS.)]
LE VIEUX DUC.—Quel est donc ce fou?
JACQUES.—Oh! le digne fou! un fou qui a été un courtisan; et il dit que, si les dames sont jeunes et belles, elles ont le don de le savoir: dans sa cervelle, qui est aussi sèche que le biscuit qui reste après un voyage, il y a d'étranges cases farcies d'observations qu'il débite par parcelles. Oh! si je pouvais être un fou! J'aspire à porter un habit bigarré.
LE VIEUX DUC—Tu en auras un.
JACQUES.—C'est la seule chose que je vous demande26, pourvu que vous arrachiez de votre cerveau la folle idée qui y est enracinée, que je suis sage. En outre, je veux avoir une liberté aussi étendue que le vent, et je veux souffler sur qui il me plaira, car les fous ont ce privilége; et ceux qui essuieront le plus de traits de ma folie, seront obligés de rire plus que les autres: et pourquoi cela, monsieur? Le pourquoi est aussi simple que le chemin qui conduit à l'église de la paroisse. Celui qu'un fou pique à propos agit sottement (fût-il piqué au vif), s'il se montre sensible au lardon; autrement la folie de l'homme sage s'expose à être anatomisée par les flèches lancées à tort et à travers par le fou. Revêtissez-moi de mon habit bigarré, donnez-moi la liberté de dire ce que je pense, et je vous jure que, si l'on veut prendre ma médecine patiemment, je purgerai à fond le corps impur de ce monde infecté.
LE VIEUX DUC.—Fi! fi donc! je puis te dire ce que tu voudrais faire.
JACQUES.—Et pour un jeton27, que voudrais-je faire, si ce n'est du bien?
Note 26: (retour)
'Tis my only suit. Suit, habit et demande, requête.
Note 27: (retour)
What, for a counter, would I do but good?
LE VIEUX DUC.—Tu commettrais, en gourmandant le péché, un péché des plus dangereux; car toi-même tu as été un libertin aussi sensuel que l'aiguillon même de la brutalité, et tu voudrais aujourd'hui dégorger sur le monde entier tous les ulcères et tous les maux que tu as gagnés par ta licence aux pieds légers.
JACQUES.—Quoi! quel est celui qui, en censurant l'orgueil en général, peut être accusé d'en taxer quelqu'un en particulier? Ce vice ne coule-t-il pas gros comme les flots de la mer, jusqu'à ce que les vrais moyens le refoulent? Quand je dis qu'une femme de la cité porte sur ses indignes épaules la fortune des princes, quelle est celle qui peut se présenter et dire que j'entends parler d'elle, lorsque sa voisine est comme elle? ou quel est l'homme, dans l'emploi le plus vil, qui ne décèle pas la folie dont je l'accuse, lorsque, pensant que j'ai voulu parler de lui, il répond que sa parure n'est point à mes frais? Là donc; comment donc? Eh bien! faites-moi donc voir en quoi ma langue lui a fait du tort. Si elle lui a rendu justice, alors c'est lui qui s'est fait du tort lui-même; s'il est libre de tout reproche, alors ma satire s'envole comme une oie sauvage sans être réclamée de personne. Mais qui vient ici?
(Orlando entre brusquement, l'épée nue.)
ORLANDO.—Arrêtez et cessez de manger.
JACQUES.—Quoi! je n'ai pas encore commencé.
ORLANDO.—Et tu ne commenceras pas avant que le besoin soit servi.
JACQUES.—De quelle espèce est donc ce coq-là?
LE VIEUX DUC—Est-ce la nécessité, jeune homme, qui te rend si audacieux, ou est-ce par un grossier mépris des bonnes manières que tu te montres si dépourvu de civilité?
ORLANDO.—Vous avez touché mon mal tout d'abord. C'est le poignant aiguillon d'un extrême besoin qui m'a enlevé les douces apparences de la civilité: j'ai cependant été élevé dans l'intérieur du pays, et j'ai reçu quelque éducation: mais laissez cela, vous dis-je: il meurt celui de vous qui touchera à ce fruit avant que moi et mes besoins soyons satisfaits.
JACQUES.—Si vous ne voulez pas que l'on vous satisfasse avec des raisons, alors il faut donc que je meure.
LE VIEUX DUC.—Que prétendez-vous? Votre douceur aura plus de force que votre force pour nous amener à la douceur.
ORLANDO.—Je vais mourir faute de nourriture: laisse-m'en prendre.
LE VIEUX DUC.—Asseyez-vous et mangez, et soyez le bienvenu à notre table.
ORLANDO.—Vous me parlez si doucement? En ce cas, pardonnez-moi, je vous prie; j'ai cru qu'ici tout était sauvage; voilà ce qui m'a fait prendre la rude apparence du commandement.
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