J'ai rencontré un fou dans la forêt, un fou en habit bigarré24. O misérable monde! Comme il est vrai que je vis de nourriture, j'ai rencontré un fou qui s'était couché par terre, se chauffait au soleil, et invitait dame Fortune, mais en bons termes et bien placés, et cependant un vrai fou qui en portait la livrée.—Bonjour, fou, lui ai-je dit.—Non, monsieur, m'a-t-il répondu, ne m'appelez pas fou, jusqu'à ce que le ciel m'ait envoyé la Fortune25.—Ensuite il a tiré un cadran de sa poche, et après l'avoir regardé d'un oeil terne, il a dit très-sagement: «Il est dix heures;—c'est ainsi, a-t-il continué, que nous pouvons voir comment va le monde: il n'y a qu'une heure qu'il n'en était que neuf, et dans une heure il en sera onze; et ainsi d'heure en heure nous mûrissons, mûrissons, et ensuite d'heure en heure nous pourrissons, pourrissons, et là finit notre histoire.» Quand j'ai entendu ce fou bigarré moraliser ainsi sur le temps, mes poumons se sont mis à chanter comme le coq, de voir des fous si profonds en morale; et j'ai ri sans relâche, pendant une heure entière à son cadran.—O noble fou! un digne fou! Oh! un habit bigarré est le seul que l'on doive porter.
Note 24: (retour)
Motley fool, Motley, bigarré, le costume des fous se rapprochait de celui des arlequins.
Note 25: (retour)
Fortuna favet fatuis.
Fortuna nimiùm quem favet, stultum facit. (P. SYRUS.)]
LE VIEUX DUC.—Quel est donc ce fou?
JACQUES.—Oh! le digne fou! un fou qui a été un courtisan; et il dit que, si les dames sont jeunes et belles, elles ont le don de le savoir: dans sa cervelle, qui est aussi sèche que le biscuit qui reste après un voyage, il y a d'étranges cases farcies d'observations qu'il débite par parcelles. Oh! si je pouvais être un fou! J'aspire à porter un habit bigarré.
LE VIEUX DUC—Tu en auras un.
JACQUES.—C'est la seule chose que je vous demande26, pourvu que vous arrachiez de votre cerveau la folle idée qui y est enracinée, que je suis sage. En outre, je veux avoir une liberté aussi étendue que le vent, et je veux souffler sur qui il me plaira, car les fous ont ce privilége; et ceux qui essuieront le plus de traits de ma folie, seront obligés de rire plus que les autres: et pourquoi cela, monsieur? Le pourquoi est aussi simple que le chemin qui conduit à l'église de la paroisse. Celui qu'un fou pique à propos agit sottement (fût-il piqué au vif), s'il se montre sensible au lardon; autrement la folie de l'homme sage s'expose à être anatomisée par les flèches lancées à tort et à travers par le fou. Revêtissez-moi de mon habit bigarré, donnez-moi la liberté de dire ce que je pense, et je vous jure que, si l'on veut prendre ma médecine patiemment, je purgerai à fond le corps impur de ce monde infecté.
LE VIEUX DUC.—Fi! fi donc! je puis te dire ce que tu voudrais faire.
JACQUES.—Et pour un jeton27, que voudrais-je faire, si ce n'est du bien?
Note 26: (retour)
'Tis my only suit. Suit, habit et demande, requête.
Note 27: (retour)
What, for a counter, would I do but good?
LE VIEUX DUC.—Tu commettrais, en gourmandant le péché, un péché des plus dangereux; car toi-même tu as été un libertin aussi sensuel que l'aiguillon même de la brutalité, et tu voudrais aujourd'hui dégorger sur le monde entier tous les ulcères et tous les maux que tu as gagnés par ta licence aux pieds légers.
JACQUES.—Quoi! quel est celui qui, en censurant l'orgueil en général, peut être accusé d'en taxer quelqu'un en particulier? Ce vice ne coule-t-il pas gros comme les flots de la mer, jusqu'à ce que les vrais moyens le refoulent? Quand je dis qu'une femme de la cité porte sur ses indignes épaules la fortune des princes, quelle est celle qui peut se présenter et dire que j'entends parler d'elle, lorsque sa voisine est comme elle? ou quel est l'homme, dans l'emploi le plus vil, qui ne décèle pas la folie dont je l'accuse, lorsque, pensant que j'ai voulu parler de lui, il répond que sa parure n'est point à mes frais? Là donc; comment donc? Eh bien! faites-moi donc voir en quoi ma langue lui a fait du tort. Si elle lui a rendu justice, alors c'est lui qui s'est fait du tort lui-même; s'il est libre de tout reproche, alors ma satire s'envole comme une oie sauvage sans être réclamée de personne. Mais qui vient ici?
(Orlando entre brusquement, l'épée nue.)
ORLANDO.—Arrêtez et cessez de manger.
JACQUES.—Quoi! je n'ai pas encore commencé.
ORLANDO.—Et tu ne commenceras pas avant que le besoin soit servi.
JACQUES.—De quelle espèce est donc ce coq-là?
LE VIEUX DUC—Est-ce la nécessité, jeune homme, qui te rend si audacieux, ou est-ce par un grossier mépris des bonnes manières que tu te montres si dépourvu de civilité?
ORLANDO.—Vous avez touché mon mal tout d'abord. C'est le poignant aiguillon d'un extrême besoin qui m'a enlevé les douces apparences de la civilité: j'ai cependant été élevé dans l'intérieur du pays, et j'ai reçu quelque éducation: mais laissez cela, vous dis-je: il meurt celui de vous qui touchera à ce fruit avant que moi et mes besoins soyons satisfaits.
JACQUES.—Si vous ne voulez pas que l'on vous satisfasse avec des raisons, alors il faut donc que je meure.
LE VIEUX DUC.—Que prétendez-vous? Votre douceur aura plus de force que votre force pour nous amener à la douceur.
ORLANDO.—Je vais mourir faute de nourriture: laisse-m'en prendre.
LE VIEUX DUC.—Asseyez-vous et mangez, et soyez le bienvenu à notre table.
ORLANDO.—Vous me parlez si doucement? En ce cas, pardonnez-moi, je vous prie; j'ai cru qu'ici tout était sauvage; voilà ce qui m'a fait prendre la rude apparence du commandement. Mais qui que vous soyez, qui dans ce désert inaccessible, à l'ombre de ce feuillage mélancolique, perdez et négligez les heures glissantes du temps, si jamais vous vîtes des jours plus heureux, si jamais vous avez habité des lieux où le son des cloches vous appelât à l'église; si jamais vous vous êtes assis à la table d'un homme vertueux; si jamais vous avez essuyé une larme sur vos paupières; si vous savez enfin ce que c'est que de plaindre et que d'être plaint, que la douceur soit ma seule violence. Dans cet espoir, je rougis et je cache mon épée.
LE VIEUX DUC.—Il est vrai que nous avons vu des jours plus heureux; le son des cloches sacrées nous a appelés à l'église; nous nous sommes assis à la table d'hommes vertueux; nous avons essuyé nos yeux baignés de larmes que faisait couler une sainte pitié: ainsi asseyez-vous paisiblement, et disposez à votre gré de ce que nous pouvons avoir à offrir à vos besoins.
ORLANDO.—Eh bien! alors attendez encore un moment pour manger, tandis que, comme la biche, je vais chercher mon faon pour lui donner à manger. A quelques pas d'ici, il y a un pauvre vieillard qui, conduit par l'amitié pure, a traîné après moi ses pas inégaux: il est accablé de deux maux cruels, l'âge et la faim. Je ne goûterai à rien jusqu'à ce qu'il soit rassasié.
LE VIEUX DUC.—Allez le chercher; nous ne toucherons à rien avant votre retour.
ORLANDO.—Je vous remercie; que le ciel vous bénisse pour vos généreux secours.
(Il sort.)
LE VIEUX DUC.—Tu vois que nous ne sommes pas seuls malheureux; ce vaste théâtre de l'univers offre de plus tristes spectacles que cette scène où nous jouons notre rôle.
JACQUES.—Le monde entier est un théâtre, et les hommes et les femmes ne sont que des acteurs; ils ont leurs entrées et leurs sorties. Un homme, dans le cours de sa vie, joue différents rôles; et les actes de la pièce sont les sept âges28. Dans le premier, c'est l'enfant, vagissant, bavant dans les bras de sa nourrice. Ensuite l'écolier, toujours en pleurs, avec son frais visage du matin et son petit sac, rampe, comme le limaçon, à contre-coeur jusqu'à l'école. Puis vient l'amoureux, qui soupire comme une fournaise et chante une ballade plaintive qu'il a adressée au sourcil de sa maîtresse. Puis le soldat, prodigue de jurements étranges et barbu comme le léopard29, jaloux sur le point d'honneur, emporté, toujours prêt à se quereller, cherchant la renommée, cette bulle de savon, jusque dans la bouche du canon. Après lui, c'est le juge au ventre arrondi, garni d'un bon chapon, l'oeil sévère, la barbe taillée d'une forme grave; il abonde en vieilles sentences, en maximes vulgaires; et c'est ainsi qu'il joue son rôle. Le sixième âge offre un maigre Pantalon30 en pantoufles, avec des lunettes sur le nez et une poche de côté: les bas bien conservés de sa jeunesse se trouvent maintenant beaucoup trop vastes pour sa jambe ratatinée; sa voix, jadis forte et mâle, revient au fausset de l'enfance, et ne fait plus que siffler d'un ton aigre et grêle. Enfin le septième et dernier âge vient unir cette histoire pleine d'étranges événements; c'est la seconde enfance, état d'oubli profond où l'homme se trouve sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien.
Note 28: (retour)
«Anciennement, il y avait des pièces divisées en sept actes.» (WARBURTON.)
Note 29: (retour)
Chaque profession avait jadis une forme de barbe particulière. La barbe du juge différait de celle du soldat.
Note 30: (retour)
Allusion au personnage de la comédie italienne, appelé il Pantalone, le seul qui joue son rôle en pantoufles.
(Orlando revient avec Adam.)
LE VIEUX DUC.—Soyez le bienvenu! Déposez votre vénérable fardeau, et qu'il mange.
ORLANDO.—Je vous remercie surtout pour lui.
ADAM.—Vous faites bien de remercier pour moi; car je puis à peine parler pour vous remercier moi-même.
LE VIEUX DUC.—Vous êtes les bienvenus, mettez-vous à l'oeuvre: je ne vous dérangerai point en ce moment pour vous questionner sur vos aventures.—Faites-nous un peu de musique, cher cousin; chantez-nous quelque chose.
(On joue un air.)
AMIENS chante
Souffle, souffle vent d'hiver;
Tu n'es pas si cruel
Que l'ingratitude de l'homme.
Ta dent n'est pas si pénétrante,
Car tu es invisible
Quoique ton souffle soit rude31
Hé! ho! chante; hé! ho! dans le houx vert;
La plupart des amis sont des hypocrites et la plupart des amants des fous
Allons ho! hé! le houx!
Cette vie est joviale.
Gèle, gèle, ciel rigoureux,
Ta morsure est moins cruelle
Que celle d'un bienfait oublié.
Quoique tu enchaînes les eaux,
Ton aiguillon n'est pas si acéré
Que celui de l'oubli d'un ami.
Hé! ho! chante, etc., etc.
Note 31: (retour)
Le sens de ces vers a beaucoup tourmenté les commentateurs, et reste encore inexplicable: combien de chansons anglaises (et même combien de françaises) ne sont que des mots avec rime et sans raison!
LE VIEUX DUC.—S'il est vrai que vous soyez le fils du bon chevalier Rowland, ainsi qu'on vous l'a entendu dire ingénument tout bas, et ainsi que tout me l'annonce; car il respire dans tous vos traits, et votre visage est son portrait vivant; soyez vraiment le bienvenu ici; je suis le duc qui aimait votre père. Venez dans ma grotte me raconter la suite de vos aventures; et toi, bon vieillard, tu es le bienvenu comme ton maître.—Soutenez-le par le bras. (A Orlando.) Donnez-moi votre main, et faites-moi connaître toutes vos aventures.
(Ils sortent.)
FIN DU SECOND ACTE.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
Appartement du palais.
Entrent FRÉDÉRIC, OLIVIER, SEIGNEURS et suite.
FRÉDÉRIC.—Quoi! ne l'avoir point vu depuis? Monsieur, monsieur, cela ne peut pas être; et si la clémence ne dominait pas en moi, toi, présent, je n'irais pas chercher un objet absent pour ma vengeance: mais songes-y bien; trouve ton frère, en quelque endroit qu'il soit; cherche-le aux flambeaux; je te donne un an pour me l'amener mort ou vif; sinon ne reparais plus pour vivre sur notre territoire. Jusqu'à ce que tu puisses te justifier, par la bouche de ton frère, des soupçons que nous avons contre toi, nous saisissons dans nos mains les terres et tout ce que tu peux avoir de propriétés qui vaille la peine d'être saisi.
OLIVIER.—Oh! si Votre Altesse pouvait lire dans mon coeur! Jamais je n'aimai mon frère de ma vie.
FRÉDÉRIC.—Tu n'en es qu'un plus grand scélérat.—Allons, qu'on le mette à la porte, et que mes officiers chargés de ces affaires procèdent à l'estimation de sa maison et de ses terres: qu'on le fasse sans délai, et qu'il tourne les talons.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
La forêt.
ORLANDO entre avec un panier à la main.
ORLANDO.—Restez-là suspendus, mes vers, pour attester mon amour, et toi, reine de la nuit, à la triple couronne, du haut de ta pâle sphère, abaisse tes chastes regards sur le nom de ta belle chasseresse, qui règne sur ma vie. O Rosalinde! ces arbres seront mes tablettes, et je veux graver mes pensées sur leur écorce, afin que tous les yeux qui jetteront leurs regards sur cette forêt, rencontrent partout les témoignages de ta vertu. Cours, Orlando, grave sur chaque arbre: La belle, la chaste, l'inexprimable Rosalinde!
(Il sort.)
(Entrent Corin et le bouffon Touchstone.)
CORIN.—Et comment trouvez-vous cette vie de berger, monsieur Touchstone?
TOUCHSTONE.—Franchement, berger, par elle-même, c'est une bonne vie; mais en ce que c'est une vie de berger, c'est une pauvre vie.
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