En ce qu'elle est solitaire, je l'aime beaucoup; mais en ce qu'elle est retirée, c'est une misérable vie: ensuite, par rapport à ce qu'on la passe dans les champs, elle me plaît assez; mais en ce qu'on ne la passe pas à la cour, elle est ennuyeuse. Comme vie frugale, voyez-vous, elle convient beaucoup à mon humeur; mais en ce qu'il n'y a pas plus d'abondance, elle contrarie beaucoup mon estomac; y a-t-il en toi un peu de philosophie, berger?

CORIN.—Ce que j'en ai se borne à savoir que plus on est malade plus on est mal à son aise; et que celui qui n'a ni argent, ni moyens, ni contentement, manque de trois bons amis; que la propriété de la pluie est de mouiller, et celle du feu de brûler; que les bons pâturages engraissent les brebis; et qu'une des grandes causes de la nuit, c'est l'absence du soleil; que celui qui n'a rien reçu de l'esprit, ni de la nature, ni de l'art, peut se plaindre d'avoir reçu une mauvaise éducation, ou vient d'une famille très-sotte.

TOUCHSTONE.—Un homme qui raisonne comme toi est un philosophe naturel. As-tu jamais vécu à la cour, berger?

CORIN.—Non, vraiment.

TOUCHSTONE.—Alors, tu es damné.

CORIN.—Non pas, j'espère.

TOUCHSTONE.—Oh! tu seras sûrement damné, comme un oeuf qui n'est cuit que d'un côté32.

Note 32: (retour)

Johnson dit ne pas comprendre cette réponse.

Steevens cite un proverbe qui dit qu'un fou est celui qui fait le mieux cuire un oeuf parce qu'il le tourne toujours; et Touchstone semble vouloir faire entendre qu'un homme qui n'a pas vécu à la cour n'a qu'une demi-éducation.

CORIN.—Pour n'avoir pas été à la cour? Dites-moi donc votre raison.

TOUCHSTONE.—Eh bien! si tu n'as jamais été à la cour, tu n'as jamais vu les bonnes manières; si tu n'as jamais vu les bonnes manières, alors tes manières sont nécessairement mauvaises; et ce qui est mauvais est péché, et le péché mène à la damnation: tu es dans une situation dangereuse, berger.

CORIN.—Pas du tout, Touchstone: les belles manières de la cour sont aussi ridicules à la campagne que les usages de la campagne sont risibles à la cour. Vous m'avez dit qu'on ne se saluait pas à la cour, mais qu'on se baisait les mains. Cette courtoisie ne serait pas propre, si les courtisans étaient des bergers.

TOUCHSTONE.—Une preuve; vite, allons, une preuve.

CORIN.—Eh bien! nous touchons nos brebis à tout instant, et leur toison, vous le savez, est grasse.

TOUCHSTONE.—Eh bien! les mains de nos courtisans ne suent-elles pas? et la graisse de mouton n'est-elle pas aussi saine que la sueur de l'homme? Mauvaise raison, mauvaise raison: une meilleure, allons.

CORIN.—En outre nos mains sont rudes.

TOUCHSTONE.—Eh bien! vos lèvres ne les sentiront que plus tôt. Encore une mauvaise raison: allons, une autre plus solide.

CORIN.—Et elles sont souvent goudronnées avec les drogues de nos brebis; et voudriez-vous que nous baisassions du goudron? Les mains des courtisans sont parfumées de civette.

TOUCHSTONE.—Pauvre esprit; tu n'es qu'une chair à vers, comparée à un bon morceau de viande. Allons, apprends du sage, et réfléchis; la civette est d'une plus basse extraction que le goudron: la civette n'est que l'impure excrétion d'un chat. Trouve une meilleure preuve, berger.

CORIN.—Vous avez l'esprit trop raffiné pour moi: je veux me reposer.

TOUCHSTONE.—Tu veux te reposer, étant damné? Dieu veuille t'éclairer, homme borné, car tu es bien ignorant! Dieu veuille te faire une incision33! Tu es bien novice.

Note 33: (retour)

«Expression proverbiale pour dire: faire comprendre.» (WARBURTON.)

CORIN.—Monsieur, je ne suis qu'un simple journalier; je gagne ce que je mange, j'achète ce que je porte; je ne dois de haine à personne, je n'envie le bonheur de personne; je suis bien aise de la bonne fortune des autres, patient dans ma peine, et mon plus grand orgueil est de voir mes brebis paître, et mes agneaux téter.

TOUCHSTONE.—Voilà encore un autre péché d'imbécile dont vous vous rendez coupable, en élevant ensemble les brebis et les béliers, en vous offrant à gagner votre vie par l'accouplement du bétail, en servant d'entremetteur aux désirs du bélier qui a la sonnette au cou, et en prostituant la brebis d'un an à un vieux débauché de bélier aux cornes crochues, qui n'est point du tout raisonnablement son fait. Si tu n'es pas damné pour cela, c'est que le diable lui-même ne veut pas de bergers; autrement, je ne vois pas comment tu pourrais échapper.

CORIN.—Voilà le jeune monsieur Ganymède, le frère de ma nouvelle maîtresse.


SCÈNE III

ROSALINDE, TOUCHSTONE

ROSALINDE paraît, lisant un papier.


Depuis l'Orient jusqu'aux Indes-Occidentales,

Nul joyau n'égale Rosalinde,

Tous les vents portent sur leur ailes

Le mérite de Rosalinde dans tout l'univers.

Les portraits les plus parfaits

Sont noirs à côté de Rosalinde:

Ne pensons à d'autre beauté

Qu'à celle de Rosalinde.

TOUCHSTONE.—Je vous rimerai comme cela, pendant huit ans entiers, en exceptant cependant les heures du dîner, du souper et du sommeil: c'est précisément ainsi que riment les marchandes de beurre en allant au marché34.

Note 34: (retour)

Ce sont les vers cités par Horace dont on sait deux sens, stans pede in uno.

ROSALINDE.—Retire-toi, sot.

TOUCHSTONE.—Pour essayer.

Si un cerf a besoin d'une biche,

Qu'il cherche Rosalinde;

Si la chatte court après le chat,

Ainsi fera Rosalinde.

Les vêtements d'hiver doivent être doublés,

Et de même la mince Rosalinde:

Ceux qui moissonnent doivent lier et mettre en gerbe

Et puis dans la charrette avec Rosalinde.

La plus douce noix a une écorce amère,

Cette noix, c'est Rosalinde.

Celui qui veut trouver une douce rose,

Trouve l'épine d'amour et Rosalinde.

C'est là la fausse allure des vers. Pourquoi vous empoisonner de pareille poésie?

ROSALINDE.—Tais-toi, sot de fou, je les ai trouvés sur un arbre.

TOUCHSTONE.—Eh bien! c'est un arbre qui produit de mauvais fruits.

ROSALINDE.—Je veux t'enter sur lui, et ce sera le greffer avec un néflier35. Ce sera le fruit le plus précoce du pays, car tu seras pourri avant d'être à demi mûr, et c'est la vertu du néflier.

Note 35: (retour)

Équivoque sur medlar et medler, néflier et entremetteur.

TOUCHSTONE.—Vous avez prononcé; mais si vous avez bien ou mal jugé, que la forêt en décide.

(Entre Célie, lisant un écrit.)

ROSALINDE.—Paix, voilà ma soeur qui vient, elle lit; tiens-toi à l'écart.

CÉLIE, lisant un écrit en vers.

Pourquoi ce désert serait-il silencieux?

Serait-ce par ce qu'il n'est pas habité? Non;

Je suspendrai à chaque arbre des langues

Qui parleront le langage des cités.

Les unes diront combien la courte vie de l'homme

Finit rapidement les erreurs de son pèlerinage,

Que l'espace d'une palme

Embrasse la somme de sa durée:

D'autres montreront les serments violés

Entre les coeurs de deux amis;

Mais sur les plus beaux rameaux,

Ou à la fin de chaque sentence,

J'écrirai le nom de Rosalinde,

Et j'enseignerai à tous ceux qui me liront,

Que le ciel a voulu montrer en miniature

La quintessence de tous les esprits.

Le ciel ordonna donc à la nature

De rassembler toutes les grâces dans un seul corps:

Aussitôt la nature forma les joues de roses d'Hélène,

Mais sans son coeur;

La majesté de Cléopâtre,

Ce qu'Atalante avait de plus précieux,

Et la modestie de la triste Lucrèce.

C'est ainsi que le conseil céleste décida

Que Rosalinde serait formée de plusieurs belles;

Et que de plusieurs visages, de plusieurs yeux,

Et de plusieurs coeurs,

Elle ne posséderait que les traits les plus prisés.

Le ciel a voulu qu'elle ait tous ces dons,

Et que moi, je vive et meure son esclave.

ROSALINDE.—O bon Jupiter!—Comment avez-vous pu fatiguer vos paroissiens d'une si ennuyeuse homélie d'amour, sans jamais crier: Prenez patience, bonnes gens!

CÉLIE.—Eh! vous êtes là, espions? Berger, retirez-vous un peu: et vous, drôle, suivez-le.

TOUCHSTONE.—Allons, berger, faisons une retraite honorable: si nous n'emportons sac et bagage, nous en avons du moins quelque chose36.

Note 36: (retour)

Though not with bag and baggage, yet with scrip and scrippage.

(Corin et Touchstone sortent.)

CÉLIE.—As-tu entendu ces vers?

ROSALINDE.—Oh! oui, je les ai entendus, et plus encore: car quelques-uns d'eux avaient plus de pieds que les vers n'en doivent porter.

CÉLIE.—Peu importe; les pieds pouvaient porter les vers.

ROSALINDE.—Oui; mais les pieds étaient boiteux et ne pouvaient se supporter eux-mêmes sans les vers. Voilà pourquoi ils boitaient dans les vers.

CÉLIE.—Mais les as-tu entendus sans te demander comment ton nom se trouvait gravé sur ces arbres, et d'où y venaient ces vers?

ROSALINDE.—J'avais déjà passé sept jours de surprise sur neuf avant que tu fusses venue; car vois ce que j'ai trouvé sur un palmier37: on n'a jamais tant rimé sur mon compte depuis le temps de Pythagore, alors que j'étais un rat d'Irlande38; ce dont je me souviens à peine.

Note 37: (retour)

Tout à l'heure nous trouverons une lionne dans cette même forêt des Ardennes, Shakspeare se souciait fort peu de la vérité historique.

Note 38: (retour)

On croyait tuer les rats en Irlande avec un charme en vers.

CÉLIE.—Devineriez-vous qui a fait cela?

ROSALINDE.—Est-ce un homme?

CÉLIE.—Un homme ayant au cou une chaîne que vous avez portée jadis. Vous changez de couleur?

ROSALINDE.—Qui, je t'en prie?

CÉLIE.—O seigneur! seigneur! il est bien difficile que des amis se rencontrent; mais les montagnes peuvent être déplacées par des tremblements de terre, et se retrouver.

ROSALINDE.—Mais, de grâce, qui est-ce?

CÉLIE.—Est-il possible?

ROSALINDE.—Oh! je t'en prie maintenant avec la plus grande instance, dis-moi qui c'est.

CÉLIE.—O merveilleux, merveilleux, et très-merveilleusement merveilleux, et encore merveilleux au delà de toute espérance!

ROSALINDE.—O ma rougeur! penses-tu, quoique je sois caparaçonnée comme un homme, que j'aie le pourpoint et le haut-de-chausses dans mon caractère? Une minute de délai de plus est un voyage dans la mer du Sud. Je t'en prie, dis-moi qui c'est? Promptement, et parle vite: je voudrais que tu fusses bègue, afin que le nom de cet homme caché pût échapper de ta bouche malgré toi, comme le vin sort d'une bouteille dont le col est étroit: trop à la fois ou rien du tout. Ote le liége qui te ferme la bouche, que je puisse boire ces nouvelles.

CÉLIE.—Tu pourrais donc mettre un homme dans ton ventre?

ROSALINDE.—Est-il formé de la main de Dieu? quelle sorte d'homme est-ce? sa tête est-elle digne d'un chapeau, son menton d'une barbe?

CÉLIE.—Ah! il a la barbe très-courte.

ROSALINDE.—Eh bien! Dieu lui en enverra une plus longue, s'il est reconnaissant. J'attendrai patiemment sa croissance, pourvu que tu ne diffères pas de me faire connaître le menton qui la porte.

CÉLIE.—C'est le jeune Orlando, qui, au même instant, vainquit le lutteur et votre coeur.

ROSALINDE.—Allons, au diable tes plaisanteries! parle d'un ton sérieux et en fille modeste.

CÉLIE.—De bonne foi, cousine, c'est lui-même.

ROSALINDE.—Orlando?

CÉLIE.—Orlando.

ROSALINDE.—Hélas! que ferai-je de mon pourpoint et de mon haut-de-chausses?—Que faisait-il, lorsque tu l'as vu? qu'a-t-il dit? quel air avait-il? où est-il allé? qu'est-il venu faire ici? m'a-t-il demandée? où demeure-t-il? comment t'a-t-il quittée, et quand le reverras-tu? Réponds-moi en un seul mot.

CÉLIE.—Il faut d'abord que vous empruntiez pour moi la bouche de Gargantua39; ce mot que vous me demandez est trop gros pour aucune bouche de ce temps-ci: répondre à la fois oui et non à toutes ces questions, est une tâche plus difficile que de répondre au catéchisme.

Note 39: (retour)

On se rappelle que Gargantua avala un jour cinq pèlerins, bourdons et tout, dans une salade.

ROSALINDE.—Mais sait-il que je suis dans cette forêt, et a-t-il aussi bonne mine que le jour où il a lutté?

CÉLIE.—Il est aussi aisé d'énumérer les atomes que de résoudre les questions d'une amante: mais prends une idée de la manière dont je l'ai rencontré, et savoures-en bien tout le plaisir. Je l'ai trouvé sous un arbre, comme un gland tombé.

ROSALINDE.—On peut bien appeler ce chêne l'arbre de Jupiter, s'il en tombe de pareils fruits.

CÉLIE.—Donnez-moi audience, ma bonne dame.

ROSALINDE.—Continue.

CÉLIE.—Il était étendu là comme un chevalier blessé!

ROSALINDE.—Quoique ce soit une pitié de voir un pareil spectacle, dans cette attitude il devait être charmant.

CÉLIE.—Crie holà à ta langue, je t'en prie; elle fait des courbettes qui sont bien hors de saison. Il était armé en chasseur.

ROSALINDE.—O mauvais présage! Il vient pour percer mon coeur.

CÉLIE.—Je voudrais chanter ma chanson sans refrain, tu me fais toujours sortir du ton.

ROSALINDE.—Ne sais-tu pas que je suis femme? Quand je pense, il faut que je parle: poursuis, ma chère.

CÉLIE.—Vous me faites perdre le fil de mon récit. Doucement, n'est-ce pas lui qui vient ici?

(Entrent Orlando et Jacques.)

ROSALINDE.—C'est lui-même; sauvons-nous, et remarquons-le bien.

(Célie et Rosalinde se retirent.)

JACQUES.—Je vous remercie de votre compagnie; mais en vérité j'aurais autant aimé être seul.

ORLANDO.—Et moi aussi; mais cependant, pour la forme, je vous remercie aussi de votre compagnie.

JACQUES.—Que Dieu soit avec vous! Ne nous rencontrons que le plus rarement que nous pourrons.

ORLANDO.—Je souhaite que nous devenions, l'un pour l'autre, encore plus étrangers que nous ne sommes.

JACQUES.—Ne gâtez plus les arbres, je vous prie, en écrivant des chansons d'amour sur leurs écorces.

ORLANDO.—Ne gâtez plus mes vers, je vous en prie, en les lisant d'aussi mauvaise grâce.

JACQUES.—Rosalinde est le nom de votre maîtresse?

ORLANDO.—Oui, précisément.

JACQUES.—Je n'aime pas son nom.

ORLANDO.—On ne songeait guère à vous plaire, lorsqu'elle fut baptisée.

JACQUES.—De quelle taille est-elle?

ORLANDO.—Toute juste aussi haute que mon coeur.

JACQUES.—Vous êtes plein de jolies réponses. N'auriez-vous pas connu les femmes de quelques orfèvres, et ne leur auriez-vous pas escamoté leurs bagues?

ORLANDO.—Pas du tout.—Mais je vous réponds en vrai style de toile peinte40; c'est là que vous avez étudié les questions que vous me faites.

Note 40: (retour)

Tapisseries à personnages de la bouche desquels sortaient des sentences imprimées.

JACQUES.—Vous avez un esprit bien agile, je crois qu'il est fait des talons d'Atalante. Voulez-vous vous asseoir avec moi et nous déclamerons tous deux contre nos maîtresses, contre le monde et notre mauvaise fortune?

ORLANDO.—Je ne veux censurer aucun être vivant dans le monde, que moi seul à qui je connais le plus de défauts.

JACQUES.—Le plus grand défaut que vous ayez est d'être amoureux.

ORLANDO.—C'est un défaut que je ne changerais pas contre votre plus belle vertu. Je suis las de vous.

JACQUES.—Par ma foi, je cherchais un fou quand je vous ai trouvé.

ORLANDO.—Il est noyé dans le ruisseau: tenez, regardez dans l'eau, et vous l'y verrez41.

Note 41: (retour)

Y a-t-il longtemps que tu n'as vu la figure d'un sot? Puisque mes yeux te servent si bien de miroir. (Mariage de Figaro.)

JACQUES.—J'y verrai ma propre figure.

ORLANDO.—Que je prends pour celle d'un fou, ou d'un zéro en chiffre.

JACQUES.—Je ne reste pas plus longtemps avec vous, bon signor l'Amour.

ORLANDO.—Je suis charmé de votre départ: adieu, bon monsieur la Mélancolie.

(Célie et Rosalinde s'avancent.)

ROSALINDE.—Je veux lui parler du ton d'un valet impertinent, et sous cet habit jouer avec lui le rôle d'un vaurien. (A Orlando.) Holà, garde-chasse, m'entendez-vous?

ORLANDO.—Très-bien: que voulez-vous?

ROSALINDE.—Que dit l'horloge, je vous prie?

ORLANDO.—Vous devriez plutôt me demander à quelle heure du jour nous sommes, il n'y a pas d'horloge dans la forêt.

ROSALINDE.—Il n'y a alors pas de vrais amants dans la forêt; autrement, les soupirs qu'ils pousseraient à chaque minute, les gémissements qu'on entendrait à chaque heure marqueraient les pas paresseux du temps aussi bien qu'une horloge.

ORLANDO.—Et pourquoi ne dites-vous pas les pas légers du temps? Cette expression n'aurait-elle pas été aussi convenable?

ROSALINDE.—Point du tout, monsieur: le temps chemine d'un pas différent, selon la différence des personnes: je vous dirai, moi, avec qui le temps va l'amble, avec qui il trotte, avec qui il galope et avec qui il s'arrête.

ORLANDO.—Voyons: dites-moi, je vous prie, avec qui il trotte?

ROSALINDE.—Vraiment, il va le grand trot avec la jeune fille, depuis le jour de son contrat de mariage, jusqu'au jour qu'il est célébré: quand l'intervalle ne serait que de sept jours, le pas du temps est si pénible, qu'il semble durer sept ans.

ORLANDO.—Avec qui le temps va-t-il l'amble?

ROSALINDE.—Avec un prêtre qui ne sait pas le latin, et avec un homme riche qui n'a pas la goutte: le premier dort tranquillement, parce qu'il n'étudie pas; et le second mène une vie joyeuse, parce qu'il ne sent aucune peine: l'un est exempt du fardeau d'une stérile science, et l'autre ne connaît pas le fardeau d'une ennuyeuse et accablante indigence. Voilà les gens pour qui le temps va l'amble.

ORLANDO.—Avec qui va-t-il au galop?

ROSALINDE.—Avec un voleur que l'on conduit au gibet: quoiqu'il aille aussi doucement que ses pieds puissent se poser, il croit arriver toujours trop tôt.

ORLANDO.—Et avec qui le temps s'arrête-t-il?

ROSALINDE.—Avec les avocats en vacations, car ils dorment d'un terme à l'autre, et alors ils ne s'aperçoivent pas comme le temps chemine.

ORLANDO.—Où demeurez-vous, beau jeune homme?

ROSALINDE.—Avec cette bergère, ma soeur, ici sur les bords de cette forêt, comme une frange sur un jupon.

ORLANDO,—Êtes-vous native de cet endroit?

ROSALINDE.—Comme le lapin que vous voyez habiter le terrier où sa mère l'enfanta.

ORLANDO.—Il y a dans votre accent quelque chose de plus fin, que vous n'auriez pu l'acquérir dans un séjour si retiré.

ROSALINDE.—Plusieurs personnes me l'ont déjà répété; mais à dire vrai, j'ai appris à parler d'un vieil oncle religieux, qui dans sa jeunesse vécut dans le monde, et qui connut trop bien la galanterie, car il devint amoureux. Je lui ai entendu faire bien des sermons contre l'amour, et je remercie Dieu de n'être pas née femme, pour n'être pas exposée à toutes les folies et aux étourderies dont il accusait tout le sexe en général.

ORLANDO.—Vous rappelleriez-vous quelques-uns des principaux défauts qu'il imputait aux femmes?

ROSALINDE.—Il n'y en avait point de principaux; ils se ressemblaient tous comme des pièces de deux liards; chaque défaut lui paraissait monstrueux, jusqu'à ce qu'un autre défaut vînt faire le pendant.

ORLANDO.—Nommez-moi, je vous prie, quelques-uns de ces défauts.

ROSALINDE.—Non; je ne veux faire usage de mon remède que sur ceux qui sont malades. Il y a un homme qui parcourt la forêt et qui gâte nos jeunes arbres, en gravant Rosalinde sur leur écorce; il suspend des odes sur l'aubépine, et des élégies sur les ronces; et toutes déifient le nom de Rosalinde. Si je pouvais rencontrer ce fou, je lui donnerais quelques bons conseils; car il paraît avoir la fièvre quotidienne d'amour.

ORLANDO.—Je suis cet homme, si tourmenté par l'amour; enseignez-moi, de grâce, votre remède.

ROSALINDE.—Il n'y a en vous aucun des symptômes décrits par mon oncle; il m'a appris à reconnaître un homme amoureux, et je suis sûr que vous n'êtes point un oiseau pris à ce trébuchet.

ORLANDO.—Quels étaient ces symptômes?

ROSALINDE.—Une joue maigre, que vous n'avez pas; un oeil cerné et enfoncé, que vous n'avez pas; un esprit taciturne, que vous n'avez pas; une barbe négligée, que vous n'avez pas; mais cela, je vous le pardonne; car ce que vous avez de barbe n'est que le revenu d'un frère cadet: ensuite vos bas devraient être sans jarretières, votre chapeau sans cordons, vos manches déboutonnées, vos souliers détachés; en un mot tout sur vous devrait annoncer l'insouciance et le désespoir. Mais vous n'êtes pas un pareil homme; au contraire, vous êtes plutôt tiré à quatre épingles dans vos ajustements; ce qui prouve que vous vous aimez vous-même, beaucoup plus que vous ne paraissez amoureux d'une autre personne.

ORLANDO.—Beau jeune homme, je voudrais pouvoir te faire croire que j'aime.

ROSALINDE.—Moi, le croire? Il vous est aussi aisé de le persuader à celle que vous aimez, ce dont, j'en réponds, elle conviendra bien plus aisément qu'elle n'avouera qu'elle vous aime: c'est un de ces points sur lesquels les femmes mentent toujours à leur conscience. Mais, dites-moi, de bonne foi, est-ce vous qui suspendez aux arbres ces vers qui font un si grand éloge de Rosalinde?

ORLANDO.—Je te jure, jeune homme, par la blanche main de Rosalinde, que c'est moi-même: je suis cet infortuné.

ROSALINDE.—Mais êtes-vous aussi amoureux que le disent vos rimes?

ORLANDO.—Ni rime ni raison ne sauraient exprimer tout mon amour.

ROSALINDE.—L'amour n'est qu'une pure folie, et je vous dis qu'il mérite, autant que les fous, l'hôpital et le fouet; ce qui fait qu'on ne corrige pas et qu'on ne guérit pas ainsi les amoureux, c'est que cette frénésie est si commune que les correcteurs même s'avisent aussi d'aimer: cependant je fais état de guérir l'amour par des conseils.

ORLANDO.—Avez-vous jamais guéri quelque amant de cette façon-là?

ROSALINDE.—Oui, j'en ai guéri un, et voici comment: Son régime était de s'imaginer que j'étais sa bien-aimée, sa maîtresse, et tous les jours je le mettais à me faire sa cour.