Alors, prenant le caractère d'une jeune fille capricieuse, je jouais la femme chagrine, langoureuse, inconstante, remplie d'envie et de fantaisies, fière, fantasque, minaudière, sotte, volage, riant et pleurant tour à tour, affectant toutes les passions sans en sentir aucune, comme font les garçons et les filles, qui pour la plupart sont assez des animaux de cette couleur. Tantôt je l'aimais, tantôt je le détestais; tantôt je lui faisais accueil, tantôt je le rebutais; quelquefois je pleurais de tendresse pour lui, ensuite je lui crachais au visage; je fis tant, enfin, que je fis passer mon amoureux d'un violent accès d'amour à un violent accès de folie, qui consistait à détester l'univers entier, et qui l'envoya vivre dans un réduit vraiment monastique: c'est ainsi que je l'ai guéri, et par le même régime je me fais fort de laver votre foie aussi net que le coeur d'un mouton bien sain, de façon qu'il n'y restera pas la plus petite tache d'amour.

ORLANDO.—Je ne me soucie pas d'être guéri, jeune homme.

ROSALINDE.—Je vous guérirais si vous vouliez seulement consentir à m'appeler Rosalinde, à venir tous les jours à ma chaumière me faire la cour.

ORLANDO.—Oh! pour cela, je te le jure sur mon amour que j'y consens: dis-moi où tu demeures.

ROSALINDE.—Venez avec moi, et je vous le montrerai; et, chemin faisant, vous me direz dans quel endroit de la forêt vous habitez: voulez-vous venir?

ORLANDO.—De tout mon coeur, bon jeune homme.

ROSALINDE.—Non, non, il faut que vous m'appeliez Rosalinde. (A Célie.) Allons, ma soeur, voulez-vous venir?

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

Entrent TOUCHSTONE, AUDREY et JACQUES, qui les observe et se tient à l'écart.


TOUCHSTONE.—Allons vite, chère Audrey; je vais chercher vos chèvres, Audrey: Eh bien, Audrey, suis-je toujours votre homme? Mes traits simples vous contentent-ils?

AUDREY.—Vos traits, Dieu nous garde! Quels traits?

TOUCHSTONE.—Je suis ici avec toi et tes chèvres, comme jadis le bon Ovide, le plus capricieux des poëtes, était parmi les Goths42.

Note 42: (retour)

Barbarus his ego quia non intelligo illis!

JACQUES, à part.—O science plus déplacée que Jupiter ne le serait sous un toit de chaume!

TOUCHSTONE.—Quand les vers d'un homme ne sont pas compris, et que l'esprit d'un homme n'est pas secondé par l'intelligence, enfant précoce, c'est un coup plus mortel que de voir arriver le long mémoire d'un maigre écot dans un petit cabaret: vraiment, je voudrais que les dieux t'eussent fait poétique.

AUDREY.—Je ne sais ce que c'est que poétique: cela est-il honnête dans le mot et dans la chose? cela a-t-il quelque vérité?

TOUCHSTONE.—Non vraiment; car la vraie poésie est la plus remplie de fictions, et les amoureux sont adonnés à la poésie; tout ce qu'ils jurent en poésie, on peut dire qu'ils le feignent comme amants.

AUDREY.—Comment pouvez-vous donc souhaiter que les dieux m'eussent fait poétique?

TOUCHSTONE.—Oui vraiment, je le souhaiterais; car tu me jures que tu es honnête. Eh bien, si tu étais poëte, je pourrais avoir quelque espoir que tu feins.

AUDREY.—Est-ce que vous voudriez que je ne fusse pas honnête?

TOUCHSTONE.—Non vraiment, à moins que tu ne fusses laide; car l'honnêteté accouplée avec la beauté, c'est une sauce au miel pour du sucre.

JACQUES, à part.—Quel fou encombré de science!

AUDREY.—Eh bien! je ne suis pas jolie; ainsi je prie les dieux de me rendre honnête.

TOUCHSTONE.—Mais vraiment, donner de l'honnêteté à une vilaine laideron, c'est mettre un bon mets dans un plat sale.

AUDREY.—Je ne suis point vilaine, quoique je remercie les dieux d'être laide.

TOUCHSTONE—Très-bien, que les dieux soient loués de ta laideur! viendra ensuite le tour au reste. Qu'il en soit ce qu'on voudra, je veux t'épouser; et pour cela, j'ai vu sir Olivier Mar-Text43, vicaire du village voisin, lequel m'a promis de se trouver dans cet endroit de la forêt, et de nous unir.

Note 43: (retour)

Mar-Text, gâte-texte.

JACQUES, à part.—Je serais bien charmé de voir cette rencontre.

AUDREY.—Eh bien! que les dieux nous donnent la joie!

TOUCHSTONE.—Ainsi soit-il! Je fais là une entreprise capable de faire reculer un homme qui aurait le coeur timide; car nous n'avons ici d'autre temple que le bois, d'autre assemblée que celle des bêtes à cornes. Mais qu'est-ce que cela fait? Courage; si les cornes sont odieuses, elles sont nécessaires. On dit que bien des hommes ne connaissent pas l'avantage de ce qu'ils possèdent, c'est vrai.—Bien des maris en ont de bonnes et belles, et n'en connaissent pas la propriété. Eh bien! c'est le douaire de leurs femmes; ce n'est pas un bien qui soit des acquêts du mari.—Des cornes! Oui, des cornes.—N'y a-t-il que les pauvres gens qui en aient? Non, non. Le plus noble cerf les porte aussi grandes que le misérable.—L'homme qui vit seul est-il donc heureux? Non. Comme une ville entourée de murailles vaut mieux qu'un village, de même le front d'un homme marié est bien plus honorable que la tête nue d'un garçon. Et si l'escrime vaut mieux que la maladresse, il vaut donc mieux porter corne que de n'en pas avoir. (Sir Olivier Mar-Text entre.) Voilà sir44 Olivier.—Sir Olivier Mar-Text, vous êtes le bienvenu. Voulez-vous nous expédier ici sous cet arbre, ou irons-nous avec vous à votre chapelle?

Note 44: (retour)

«Celui qui a pris son premier degré à l'université est en style d'école appelé dominus, et en langue vulgaire sir.» (JOHNSON.)

SIR OLIVIER.—N'y a-t-il ici personne pour donner la femme?

TOUCHSTONE.—Je ne veux la recevoir en don de personne.

SIR OLIVIER.—Vraiment, il faut bien que quelqu'un la donne, autrement le mariage serait irrégulier.

JACQUES se découvre et s'avance.—Continuez, continuez! Je la donnerai.

TOUCHSTONE.—Bonsoir, mon bon monsieur... comme il vous plaira. Comment vous portez-vous, monsieur? Je suis charmé de vous avoir rencontré; Dieu vous récompense de nous avoir procuré votre nouvelle compagnie; je suis vraiment enchanté de vous voir. J'ai là un petit amusement en train, monsieur. Allons, couvrez-vous, je vous prie.

JACQUES.—Voulez-vous être marié, fou?

TOUCHSTONE.—De même, monsieur, qu'un boeuf a son joug, un cheval son frein, et le faucon ses grelots, de même un homme a ses envies; et de même que les pigeons se becquètent, de même un couple voudrait s'embrasser.

JACQUES.—Quoi! un homme de votre sorte voudrait se marier sous un buisson, comme un mendiant? Allez à l'église, et prenez un bon prêtre, qui puisse vous dire ce que c'est que le mariage. Cet homme-ci ne vous joindra ensemble qu'à peu près comme on joint une boiserie; bientôt l'un de vous deux se trouvera être un panneau retiré et se déjettera comme du bois vert.

TOUCHSTONE, à part.—J'ai dans l'idée qu'il me vaudrait mieux être marié par lui plutôt que par un autre; car il ne me paraît pas en état de me bien marier; et n'étant pas bien marié, ce sera une bonne excuse pour moi dans la suite pour laisser là ma femme.

JACQUES.—Viens avec moi, et laisse-toi gouverner par mes conseils.

TOUCHSTONE.—Allons, chère Audrey, il faut nous marier, ou il nous faut vivre dans le libertinage. Adieu, bon monsieur Olivier; non.—O doux Olivier! ô brave Olivier! ne me laisse pas derrière toi; mais pars, va-t'en, te dis-je, je ne veux pas aller aux épousailles avec toi.

SIR OLIVIER.—Cela est égal; mais jamais aucun de tous ces coquins fantasques ne me fera oublier mon ministère par ses moqueries.

(Ils sortent.)


SCÈNE V

On voit une cabane dans le bois.

Entrent ROSALINDE et CÉLIE.


ROSALINDE.—Non, ne me parle point; je veux pleurer.

CÉLIE.—Contente-toi, je t'en prie... Mais cependant fais-moi la grâce de considérer que les pleurs ne siéent pas à un homme.

ROSALINDE.—Mais n'ai-je pas sujet de pleurer?

CÉLIE.—Autant de sujet qu'on puisse le désirer; ainsi pleure.

ROSALINDE.—Ses cheveux même sont d'une couleur fausse.

CÉLIE.—Ils sont un peu plus foncés que les cheveux de Judas45; vraiment ses baisers sont les enfants de Judas.

Note 45: (retour)

Judas avait la barbe et les cheveux roux dans les anciennes tapisseries.

ROSALINDE.—Dans le vrai, ses cheveux sont d'une bonne couleur.

CÉLIE.—Une charmante couleur! Le châtain est toujours la seule couleur.

ROSALINDE.—Et ses baisers sont aussi saints, aussi chastes que le toucher d'une barbe d'ermite46.

Note 46: (retour)

Allusion aux baisers de charité que donnaient les ermites.

CÉLIE.—Il s'est procuré une paire de lèvres moulées sur celles de Diane: une froide nonne, consacrée à l'hiver, ne donne pas des baisers plus innocents; ils ont toute la glace de la chasteté même.

ROSALINDE.—Mais pourquoi a-t-il juré qu'il viendrait ce matin, et ne vient-il pas?

CÉLIE.—Non certainement, il n'y a en lui aucune fidélité.

ROSALINDE.—Le crois-tu?

CÉLIE.—Oui: je ne crois pas qu'il soit un filou ou un voleur de chevaux; mais quant à sa sincérité en amour, je pense qu'il est aussi creux qu'un gobelet couvert ou qu'une noix vermoulue.

ROSALINDE.—Il n'est pas sincère en amour?

CÉLIE.—Il peut l'être lorsqu'il est amoureux; mais je crois qu'il ne l'est pas.

ROSALINDE.—Tu l'as entendu jurer sans hésiter qu'il l'était.

CÉLIE.—Il était n'est pas Il est: d'ailleurs, le serment d'un amoureux ne vaut pas mieux que la parole d'un garçon de cabaret; l'un et l'autre affirment de faux comptes.—Il est ici dans la forêt, à la suite du duc votre père.

ROSALINDE.—J'ai rencontré hier le duc, et j'ai causé longtemps avec lui: il m'a demandé quelle était ma famille; je lui ai répondu qu'elle était aussi bonne que la sienne: il s'est mis à rire et m'a laissé aller. Mais pourquoi parlons-nous de pères lorsqu'il y a dans le monde un homme comme Orlando?

CÉLIE.—Oh! c'est un beau galant à la mode; il fait de beaux vers, il dit de belles paroles, il fait de beaux serments et les rompt de même. Il frappe tout de travers, il ne fait jamais qu'effleurer le coeur de sa maîtresse, comme un faible jouteur qui ne pique son cheval que d'un côté et brise sa lance de travers comme un noble oison: mais tout ce que la jeunesse monte et ce que la folie guide est toujours beau.—Qui vient ici?

(Entre Corin).

CORIN.—Maîtresse et maître, vous avez souvent fait des questions sur ce berger qui se plaignait de l'amour, ce berger que vous avez vu assis auprès de moi sur le gazon, vantant la fière et dédaigneuse bergère qui était sa maîtresse.

CÉLIE.—Eh bien! qu'as-tu à nous dire de lui?

CORIN.—Si vous voulez voir jouer une vraie comédie entre la pâle couleur d'un amant sincère et la rougeur ardente du mépris et de l'orgueil dédaigneux, suivez-moi un peu, et je vous conduirai si vous voulez voir cela.

ROSALINDE.—Oh! venez; partons sur-le-champ; la vue des amoureux nourrit ceux qui le sont. Conduis-nous à ce spectacle; vous verrez que je jouerai un rôle actif dans leur comédie.

(Ils sortent.)


SCÈNE VI

Une autre partie de la forêt.

Entrent SYLVIUS et PHÉBÉ.


SYLVIUS.—Charmante Phébé, ne me méprisez pas: non, ne me dédaignez pas, Phébé, dites que vous ne m'aimez pas; mais ne le dites pas avec aigreur: le bourreau même dont le coeur est endurci par la vue familière de la mort, ne laisse jamais tomber sa hache sur le cou incliné devant lui sans demander d'abord pardon au patient: voudriez-vous être plus dure que l'homme qui fait métier de répandre le sang?

(Entrent Rosalinde, Célie et Corin.)

PHÉBÉ.—Je ne voudrais pas être ton bourreau: je te quitte: car je ne voudrais pas t'offenser. Tu me dis que le meurtre est dans mes yeux; cela est joli à coup sûr et fort probable que les yeux, qui sont la chose la plus fragile et la plus douce, à qui le moindre atome fait fermer leurs portes timides, soient appelés des tyrans, des bouchers, des meurtriers. C'est maintenant que je fronce les sourcils de tout mon coeur en te regardant; et si mes yeux peuvent blesser, eh bien, puissent-ils te tuer dans ce moment! Maintenant fais semblant de t'évanouir; allons, tombe.—Si tu ne peux pas, oh! fi, fi, ne mens donc pas, en disant que mes yeux sont des meurtriers. Montre la blessure que mes yeux t'ont faite. Égratigne-toi seulement avec une épingle, et il en restera quelques cicatrices; appuie-toi seulement sur un jonc, et tu verras que ta main en gardera un moment la marque et l'empreinte: mais mes yeux, que je viens de lancer sur toi, ne te blessent pas; et, j'en suis bien sûre, il n'y a pas dans les yeux de force qui puisse faire du mal.

SYLVIUS.—O ma chère Phébé! si jamais (et ce jamais peut être très-prochain), si jamais, dis-je, vous éprouvez de la part de quelques joues vermeilles le pouvoir de l'Amour, vous connaîtrez alors les blessures invisibles que font les flèches aiguës de l'Amour.

PHÉBÉ.—Mais jusqu'à ce que ce moment arrive, ne m'approche pas; et quand il viendra, accable-moi de tes railleries; n'aie aucune pitié de moi, jusqu'à ce moment, je n'aurai aucune pitié de toi.

ROSALINDE s'avance.—Et pourquoi, je vous prie? Qui pouvait être votre mère pour que vous insultiez et que vous tyrannisiez ainsi tout à la fois les malheureux? Parce que vous avez quelque beauté, quoique je n'en voie cependant en vous pas plus qu'il n'en faut pour aller se coucher sans lumière, faut-il pour cela que vous soyez si fière et si barbare?—Quoi? que veut dire ceci? pourquoi me regardez-vous? Je ne vois rien de plus en vous, qu'un de ces ouvrages ordinaires de la nature faits à la douzaine. Eh! mais vraiment, la petite créature; je pense qu'elle a aussi envie de m'éblouir. Non, sur ma foi, ma fière demoiselle, ne vous flattez pas de cet espoir: ce ne sont point vos sourcils couleur d'encre, vos cheveux de soie noire, vos prunelles de boeuf ni vos joues de crème, qui peuvent soumettre mon coeur pour vous adorer. Et vous, sot berger, pourquoi la suivez-vous toujours, comme le midi nébuleux qui souffle le vent et la pluie? Vous êtes mille fois plus bel homme qu'elle n'est belle femme.