Consuelo III
Sources
George Sand, Consuelo ; La Comtesse de Rodolstadt, Robbert Laffont, 2004. – Cette édition reprend le texte de l’édition Calmann-Lévy, parue pour la première fois en 1856. Des corrections ont cependant été apportées.
Image de couverture : Fragment d’un double portrait de George Sand et de Frédéric Chopin, Eugène Delacroix, huile sur toile, 1938 – © AKG.
Consuelo
III
LXXIII
Dès que le comte Hoditz se trouva seul avec ses musiciens, il se sentit plus à l’aise et devint tout à fait communicatif. Sa manie favorite était de trancher du maître de chapelle, et de jouer le rôle d’impressario. Il voulut donc sur-le-champ commencer l’éducation de Consuelo.
« Viens ici, lui dit-il, et assieds-toi. Nous sommes entre nous, et l’on n’écoute pas avec attention quand on est à une lieue les uns des autres. Asseyez-vous aussi, dit-il à Joseph, et faites votre profit de la leçon. Tu ne sais pas faire le moindre trille, reprit-il en s’adressant de nouveau à la grande cantatrice. Écoutez bien ; voici comment cela se fait. »
Et il chanta une phrase banale où il introduisit d’une manière fort vulgaire plusieurs de ces ornements. Consuelo s’amusa à redire la phrase en faisant le trille en sens inverse.
« Ce n’est pas cela ! cria le comte d’une voix de stentor en frappant sur la table. Vous n’avez pas écouté. »
Il recommença, et Consuelo tronqua l’ornement d’une façon plus baroque et plus désespérante que la première fois, en gardant son sérieux et affectant un grand effort d’attention et de volonté. Joseph étouffait, et feignait de tousser pour cacher un rire convulsif.
« La, la, la, trala, tra la ! » chanta le comte en contrefaisant son écolier maladroit et en bondissant sur sa chaise, avec tous les symptômes d’une indignation terrible qu’il n’éprouvait pas le moins du monde, mais qu’il croyait nécessaire à la puissance et à l’entrain magistral de son caractère.
Consuelo se moqua de lui pendant un bon quart d’heure, et, quand elle en eut assez, elle chanta le trille avec toute la netteté dont elle était capable.
« Bravo ! bravissimo ! s’écria le comte en se renversant sur sa chaise. Enfin ! c’est parfait ! Je savais bien que je vous le ferais faire ! qu’on me donne le premier paysan venu, je suis sûr de le former et de lui apprendre en un jour ce que d’autres ne lui apprendraient pas dans un an ! Encore cette phrase, et marque bien toutes les notes. Avec légèreté, sans avoir l’air d’y toucher... C’est encore mieux, on ne peut mieux ! Nous ferons quelque chose de toi ! »
Et le comte s’essuya le front quoiqu’il n’y eût pas une goutte de sueur.
« Maintenant, reprit-il, la cadence avec chute et tour de gosier ! Il lui donna l’exemple avec cette facilité routinière que prennent les moindres choristes à force d’entendre les premiers sujets, n’admirant dans leur manière que les jeux du gosier, et se croyant aussi habiles qu’eux parce qu’ils parviennent à les contrefaire. Consuelo se divertit encore à mettre le comte dans une de ces grandes colères de sang-froid qu’il aimait à faire éclater lorsqu’il galopait sur son dada, et finit par lui faire entendre une cadence si parfaite et si prolongée qu’il fut forcé de lui crier :
« Assez, assez ! C’est fait ; vous y êtes maintenant. J’étais bien sûr que je vous en donnerais la clef ! Passons donc à la roulade, vous apprenez avec une facilité admirable, et je voudrais avoir toujours des élèves comme vous. »
Consuelo, qui commençait à sentir le sommeil et la fatigue la gagner, abrégea de beaucoup la leçon de roulade. Elle fit toutes celles que lui prescrivit l’opulent pédagogue, avec docilité, de quelque mauvais goût qu’elles fussent, et laissa même résonner naturellement sa belle voix, ne craignant plus de se trahir, puisque le comte était résolu à s’attribuer jusqu’à l’éclat subit et à la pureté céleste que prenait son organe de moment en moment.
« Comme cela s’éclaircit, à mesure que je lui montre comment il faut ouvrir la bouche et porter la voix ! disait-il à Joseph en se retournant vers lui d’un air de triomphe. La clarté de l’enseignement, la persévérance, l’exemple, voilà les trois choses avec lesquelles on forme des chanteurs et des déclamateurs en peu de temps. Nous reprendrons demain une leçon ; car nous avons dix leçons à prendre, au bout desquelles vous saurez chanter. Nous avons le coulé, le flatté, le port de voix tenu et le port de voix achevé, la chute, l’inflexion tendre, le martèlement gai, la cadence feinte, etc., etc. Allez prendre du repos ; je vous ai fait préparer des chambres, dans ce palais. Je m’arrête ici pour mes affaires jusqu’à midi. Vous déjeunerez, et vous me suivrez jusqu’à Vienne. Considérez-vous dès à présent comme étant à mon service. Pour commencer, Joseph, allez dire à mon valet de chambre de venir m’éclairer jusqu’à mon appartement. Toi, dit-il à Consuelo, reste, et recommence-moi la dernière roulade que je t’ai enseignée. Je n’en suis pas parfaitement content. »
À peine Joseph fut-il sorti, que le comte, prenant les deux mains de Consuelo avec des regards fort expressifs, essaya de l’attirer près de lui. Interrompue dans sa roulade, Consuelo le regardait aussi avec beaucoup d’étonnement, croyant qu’il voulait lui faire battre la mesure ; mais elle lui retira brusquement ses mains et se recula au bout de la table, en voyant ses yeux enflammés et son sourire libertin.
« Allons ! vous voulez faire la prude ? dit le comte en reprenant son air indolent et superbe. Eh bien, ma mignonne, nous avons un petit amant ? Il est fort laid, le pauvre hère, et j’espère qu’à partir d’aujourd’hui vous y renoncerez.
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