Si votre maîtresse est musicienne, vous serez reçus ici d’emblée, et, si je ne me trompe pas, elle est une chanteuse célèbre.

– Va, mon petit, dit la dame en mal d’enfant, qui, dans l’intervalle entre chaque douleur aiguë, retrouvait beaucoup de sang-froid et d’énergie, tu ne te trompes pas ; va dire aux habitants de cette maison que la fameuse Corilla est près de mourir, si quelque âme de chrétien ou d’artiste ne prend pitié de sa position. Je paierai... dis que je paierai largement. Hélas ! Sofia, dit-elle à sa suivante, fais-moi mettre par terre, je souffrirai moins étendue sur le chemin que dans cette infernale voiture ! »

Consuelo courait déjà vers le prieuré, résolue de faire un bruit épouvantable et de parvenir à tout prix jusqu’au chanoine. Elle ne songeait déjà plus à s’étonner et à s’émouvoir de l’étrange hasard qui amenait en ce lieu sa rivale, la cause de tous ses malheurs ; elle n’était occupée que du désir de lui porter secours. Elle n’eut pas la peine de frapper, elle trouva Brigide qui, attirée enfin par les cris, sortait de la maison, escortée du jardinier et du valet de chambre.

« Belle histoire ! répondit-elle avec dureté, lorsque Consuelo lui eut exposé le fait. N’y allez pas, André, ne bougez d’ici, maître jardinier ! Ne voyez-vous pas que c’est un coup monté par ces bandits pour nous dévaliser et nous assassiner ? Je m’attendais à cela ! une alerte, une feinte ! une bande de scélérats rôdant autour de la maison, tandis que ceux à qui nous avons donné asile tâcheraient de les faire entrer sous un honnête prétexte. Aller chercher vos fusils, messieurs, et soyez prêts à assommer cette prétendue dame en mal d’enfant qui porte des moustaches et des pantalons. Ah bien, oui ! une femme en couche ! Quand cela serait, prend-elle notre maison pour un hôpital ? Nous n’avons pas de sage-femme ici, je n’entends rien à un pareil office, et monsieur le chanoine n’aime pas les vagissements. Comment une dame se serait-elle mise en route étant sur son terme ? Et si elle l’a fait, à qui la faute ? pouvons-nous l’empêcher de souffrir ? qu’elle accouche dans sa voiture, elle y sera tout aussi bien que chez nous, où nous n’avons rien de disposé pour une pareille aubaine. »

Ce discours, commencé pour Consuelo, et grommelé tout le long de l’allée, fut achevé à la grille pour la femme de chambre de Corilla. Tandis que les voyageuses, après avoir parlementé en vain, échangeaient des reproches, des invectives, et même des injures avec l’intraitable gouvernante, Consuelo, espérant dans la bonté et dans le dilettantisme du chanoine, avait pénétré dans la maison. Elle chercha en vain la chambre du maître ; elle ne fit que s’égarer dans cette vaste habitation dont elle ne connaissait pas les détours. Enfin elle rencontra Haydn qui la cherchait, et qui lui dit avoir vu le chanoine entrer dans son orangerie. Ils s’y rendirent ensemble, et virent le digne personnage venir à leur rencontre, sous un berceau de jasmin, avec un visage frais et riant comme la belle matinée d’automne qu’il faisait ce jour-là. En regardant cet homme affable marcher dans sa bonne douillette ouatée, sur des sentiers où son pied délicat ne risquait pas de trouver un caillou dans le sable fin et fraîchement passé au râteau, Consuelo ne douta pas qu’un être si heureux, si serein dans sa conscience et si satisfait dans tous ses vœux, ne fût charmé de faire une bonne action. Elle commençait à lui exposer la requête de la pauvre Corilla, lorsque Brigide, apparaissant tout à coup lui coupa la parole et parla en ces termes :

« Il y a là-bas à votre porte une vagabonde, une chanteuse de théâtre, qui se dit fameuse, et qui a l’air et le ton d’une dévergondée. Elle se dit en mal d’enfant, crie et jure comme trente démons ; elle prétend accoucher chez vous ; voyez si cela vous convient ! »

Le chanoine fit un geste de dégoût et de refus.

« Monsieur le chanoine, dit Consuelo, quelle que soit cette femme, elle souffre, sa vie est peut-être en danger ainsi que celle d’une innocente créature que Dieu appelle en ce monde, et que la religion vous commande peut-être d’y recevoir chrétiennement et paternellement. Vous n’abandonnerez pas cette malheureuse, vous ne la laisserez pas gémir et agoniser à votre porte.

– Est-elle mariée ? demanda froidement le chanoine après un instant de réflexion.

– Je l’ignore ; il est possible qu’elle le soit. Mais qu’importe ? Dieu lui accorde le bonheur d’être mère : lui seul a le droit de la juger...

– Elle a dit son nom, monsieur le chanoine, reprit la Brigide avec force ; et vous la connaissez, vous qui fréquentez tous les histrions de Vienne. Elle s’appelle Corilla.

– Corilla ! s’écria le chanoine. Elle est déjà venue à Vienne, j’en ai beaucoup entendu parler. C’était une belle voix, dit-on.

– En faveur de sa belle voix, faites-lui ouvrir la porte ; elle est par terre sur le sable du chemin, dit Consuelo.

– Mais c’est une femme de mauvaise vie, reprit le chanoine. Elle a fait du scandale à Vienne, il y a deux ans.

– Et il y a beaucoup de gens jaloux de votre bénéfice, monsieur le chanoine ! vous m’entendez ? Une femme perdue qui accoucherait dans votre maison... cela ne serait point présenté comme un hasard, encore moins comme une œuvre de miséricorde. Vous savez que le chanoine Herbert a des prétentions au jubilariat, et qu’il a déjà fait déposséder un jeune confrère, sous prétexte qu’il négligeait les offices pour une dame qui se confessait toujours à lui à ces heures-là. Monsieur le chanoine, un bénéfice comme le vôtre est plus facile à perdre qu’à gagner ! »

Ces paroles firent sur le chanoine une impression soudaine et décisive. Il les recueillit dans le sanctuaire de sa prudence, quoiqu’il feignît de les avoir à peine écoutées.

« Il y a, dit-il, une auberge à deux cents pas d’ici : que cette dame s’y fasse conduire. Elle y trouvera tout ce qu’il lui faut, et y sera plus commodément et plus convenablement que chez un garçon. Allez lui dire cela, Brigide, avec politesse, avec beaucoup de politesse, je vous en prie. Indiquez l’auberge aux postillons.