Elle qui avait tremblé presque toutes les nuits durant son voyage, elle faisait trembler à son tour. Elle eût pu s’appliquer la fable du lièvre et des grenouilles ; mais il me serait impossible de vous affirmer que Consuelo connût les fables de La Fontaine. Leur mérite était contesté à cette époque par les plus beaux esprits de l’univers : Voltaire s’en moquait, et le grand Frédéric, pour singer son philosophe les méprisait profondément.

 

 

LXXVIII

 

Au jour naissant, Consuelo, voyant le soleil briller, et se sentant invitée à la promenade par les joyeux gazouillements de mille oiseaux qui faisaient déjà chère lie dans le jardin, essaya de sortir de sa chambre ; mais la consigne n’était pas encore levée, et dame Brigide tenait toujours ses prisonniers sous clef. Consuelo pensa que c’était peut-être une idée ingénieuse du chanoine, qui, voulant assurer les jouissances musicales de sa journée, avait jugé bon de s’assurer avant tout de la personne des musiciens. La jeune fille, rendue hardie et agile par ses habits d’homme, examina la fenêtre, vit l’escalade facilitée par une grande vigne soutenue d’un solide treillis qui garnissait tout le mur ; et, descendant avec lenteur et précaution, pour ne point endommager les beaux raisins du prieuré, elle atteignit le sol, et s’enfonça dans le jardin, riant en elle-même de la surprise et du désappointement de Brigide, lorsqu’elle verrait ses précautions déjouées.

Consuelo revit sous un autre aspect les superbes fleurs et les fruits somptueux qu’elle avait admirés au clair de la lune. L’haleine du matin et la coloration oblique du soleil rose et riant donnaient une poésie nouvelle à ces belles productions de la terre. Une robe de satin velouté enveloppait les fruits, la rosée se suspendait en perles de cristal à toutes les branches, et les gazons glacés d’argent exhalaient cette légère vapeur qui semble le souffle aspirateur de la terre s’efforçant de rejoindre le ciel et de s’unir à lui dans une subtile effusion d’amour. Mais rien n’égalait la fraîcheur et la beauté des fleurs encore toutes chargées de l’humidité de la nuit, à cette heure mystérieuse de l’aube où elles s’entrouvrent comme pour découvrir des trésors de pureté et répandre des recherches de parfums que le plus matinal et le plus pur des rayons du soleil est seul digne d’entrevoir et de posséder un instant. Le parterre du chanoine était un lieu de délices pour un amateur d’horticulture. Aux yeux de Consuelo il était trop symétrique et trop soigné. Mais les cinquante espèces de roses, les rares et charmants hibiscus, les sauges purpurines, les géraniums variés à l’infini, les daturas embaumés, profondes coupes d’opales imprégnées de l’ambroisie des dieux ; les élégantes asclépiades, poisons subtils où l’insecte trouve la mort dans la volupté ; les splendides cactées, étalant leurs éclatantes rosaces sur des tiges rugueuses bizarrement agencées ; mille plantes curieuses et superbes que Consuelo n’avait jamais vues, et dont elle ne savait ni les noms ni la patrie, occupèrent son attention pendant longtemps.

En examinant leurs diverses attitudes et l’expression du sentiment que chacune de leurs physionomies semblait traduire, elle cherchait dans son esprit le rapport de la musique avec les fleurs, et voulait se rendre compte de l’association de ces deux instincts dans l’organisation de son hôte. Il y avait longtemps que l’harmonie des sons lui avait semblé répondre d’une certaine manière à l’harmonie des couleurs ; mais l’harmonie de ces harmonies, il lui sembla que c’était le parfum. En cet instant, plongée dans une vague et douce rêverie, elle s’imaginait entendre une voix sortir de chacune de ces corolles charmantes, et lui raconter les mystères de la poésie dans une langue jusqu’alors inconnue pour elle. La rose lui disait ses ardentes amours, le lis sa chasteté céleste ; le magnolia superbe l’entretenait des pures jouissances d’une sainte fierté ; et la mignonne hépatique lui racontait tout bas les délices de la vie simple et cachée. Certaines fleurs avaient de fortes voix qui disaient d’un accent large et puissant : « Je suis belle et je règne. » D’autres qui murmuraient avec des sons à peine saisissables, mais d’une douceur infinie et d’un charme pénétrant : « Je suis petite et je suis aimée », disaient-elles ; et toutes ensemble se balançaient en mesure au vent du matin, unissant leurs voix dans un chœur aérien qui se perdait peu à peu dans les herbes émues, et sous les feuillages avides d’en recueillir le sens mystérieux.

Tout à coup, au milieu de ces harmonies idéales et de cette contemplation délicieuse, Consuelo entendit des cris aigus, horribles et bien douloureusement humains, partir de derrière les massifs d’arbres qui lui cachaient le mur d’enceinte. À ces cris, qui se perdirent dans le silence de la campagne, succéda le roulement d’une voiture, puis la voiture parut s’arrêter, et l’on frappa à grands coups sur la grille de fer qui fermait le jardin de ce côté-là. Mais, soit que tout le monde fût encore endormi dans la maison, soit que personne ne voulût répondre, on frappa vainement à plusieurs reprises, et les cris perçants d’une voix de femme, entrecoupés par les jurements énergiques d’une voix d’homme qui appelait au secours, frappèrent les murs du prieuré et n’éveillèrent pas plus d’échos sur ces pierres insensibles que dans le cœur de ceux qui les habitaient. Toutes les fenêtres de cette façade étaient si bien calfeutrées pour protéger le sommeil du chanoine, qu’aucun bruit extérieur ne pouvait percer les volets de plein chêne garnis de cuir et rembourrés de crin. Les valets, occupés dans le préau situé derrière ce bâtiment, n’entendaient pas les cris ; il n’y avait pas de chiens dans le prieuré. Le chanoine n’aimait pas ces gardiens importuns qui, sous prétexte d’écarter les voleurs, troublent le repos de leurs maîtres. Consuelo essaya de pénétrer dans l’habitation pour signaler l’approche de voyageurs en détresse ; mais tout était si bien fermé qu’elle y renonça, et, suivant son impulsion, elle courut à la grille d’où partait le bruit.

Une voiture de voyage, tout encombrée de paquets, et toute blanchie par la poussière d’une longue route, était arrêtée devant l’allée principale du jardin. Les postillons étaient descendus de cheval et tâchaient d’ébranler cette porte inhospitalière tandis que des gémissements et des plaintes sortaient de la voiture.

« Ouvrez, cria-t-on à Consuelo, si vous êtes des chrétiens ! Il y a là une dame qui se meurt.

– Ouvrez ! s’écria en se penchant à la portière une femme dont les traits étaient inconnus à Consuelo, mais dont l’accent vénitien la frappa vivement. Madame va mourir, si on ne lui donne l’hospitalité au plus vite. Ouvrez donc, si vous êtes des hommes ! »

Consuelo, sans songer aux résultats de son premier mouvement, s’efforça d’ouvrir la grille ; mais elle était fermée d’un énorme cadenas dont la clef était vraisemblablement dans la poche de dame Brigide. La sonnette était également arrêtée par un ressort à secret. Dans ce pays tranquille et honnête, de telles précautions n’avaient pas été prises contre les malfaiteurs, mais bien contre le bruit et le dérangement des visites trop tardives ou trop matinales. Il fut impossible à Consuelo de satisfaire au vœu de son cœur, et elle supporta douloureusement les injures de la femme de chambre qui, en parlant vénitien à sa maîtresse, s’écriait avec impatience :

« L’imbécile ! le petit maladroit, qui ne sait pas ouvrir une porte ! »

Les postillons allemands, plus patients et plus calmes, s’efforçaient d’aider Consuelo, mais sans plus de succès, lorsque la dame malade, s’avançant à son tour à la portière, cria d’une voix forte en mauvais allemand :

« Hé, par le sang du diable ! allez donc chercher quelqu’un pour ouvrir, misérable petit animal que vous êtes ! »

Cette apostrophe énergique rassura Consuelo sur le trépas imminent de la dame. « Si elle est près de mourir, pensa-t-elle, c’est au moins de mort violente », et, adressant la parole en vénitien à cette voyageuse dont l’accent n’était pas plus problématique que celui de sa suivante :

« Je n’appartiens pas à cette maison, lui dit-elle, j’y ai reçu l’hospitalité cette nuit ; je vais tâcher d’éveiller les maîtres, ce qui ne sera ni prompt, ni facile. Êtes-vous dans un tel danger, madame, que vous ne puissiez attendre un peu ici sans vous désespérer ?

– J’accouche, imbécile ! cria la voyageuse ; je n’ai pas le temps d’attendre : cours, crie, casse tout, amène du monde, et fais-moi entrer ici, tu seras bien payé de ta peine... »

Elle se remit à jeter les hauts cris, et Consuelo sentit trembler ses genoux ; cette figure, cette voix ne lui étaient pas inconnues...

« Le nom de votre maîtresse ! cria-t-elle à la femme de chambre.

– Eh ! qu’est-ce que cela te fait ? Cours donc, malheureux ! dit la soubrette toute bouleversée. Ah ! si tu perds du temps, tu n’auras rien de nous !

– Eh ! je ne veux rien de vous non plus, répondit Consuelo avec feu ; mais je veux savoir qui vous êtes.