On me paye cela trois francs par séance.
« En face de moi, derrière une petite vitre enchâssée dans la cloison, je vois sans cesse un œil qui me regarde. Il est tantôt noir, tantôt bleu. Sans cet œil, je serais parfaitement heureuse ; il gâte le métier. Par moments, à le rencontrer toujours seul et fixe, il me prend de folles terreurs ; je suis tentée de crier et de fuir.
« Mais il faut bien travailler pour vivre. Je souris, je salue, j’envoie un baiser. À minuit, j’efface mon rouge et je remets ma robe d’indienne. Bah ! que de femmes, sans y être forcées, font ainsi les gracieuses devant un mur. »
Entends-tu, Ninon, la pluie de décembre battre nos vitres ? Le vent se plaint dans le long corridor. C’est une vilaine soirée, une de ces soirées où le pauvre grelotte à la porte du riche que le bal entraîne dans ses danses, sous les lustres dorés. Laisse là tes souliers de satin, viens t’asseoir sur mes genoux, près de l’âtre brûlant. Laisse là la riche parure : je veux ce soir te dire un conte, un beau conte de fée.
Tu sauras, Ninon, qu’il y avait autrefois, sur le haut d’une montagne, un vieux château sombre et lugubre. Ce n’étaient que tourelles, que remparts, que ponts-levis chargés de chaînes ; des hommes couverts de fer veillaient nuit et jour sur les créneaux, et seuls les soldats trouvaient bon accueil auprès du comte Enguerrand, le seigneur du manoir.
Si tu l’avais aperçu, le vieux guerrier, se promenant dans les longues galeries, si tu avais entendu les éclats de sa voix brève et menaçante, tu aurais tremblé d’effroi, tout comme tremblait sa nièce Odette, la pieuse et jolie damoiselle. N’as-tu jamais remarqué, le matin, une pâquerette s’épanouir aux premiers baisers du soleil parmi des orties et des ronces ! Telle s’épanouissait la jeune fille parmi de rudes chevaliers. Enfant, lorsque au milieu de ses jeux elle apercevait son oncle, elle s’arrêtait, et ses yeux se gonflaient de larmes. Maintenant, elle était grande et belle ; son sein s’emplissait de vagues soupirs ; et un effroi plus âpre encore la saisissait, chaque fois que venait à paraître le seigneur Enguerrand.
Elle demeurait dans une tourelle éloignée, s’occupant à broder de belles bannières, se reposant de ce travail en priant Dieu, en contemplant de sa fenêtre la campagne d’émeraude et le ciel d’azur. Que de fois, la nuit, se levant de sa couche, elle était venue regarder les étoiles, et, là, que de fois son cœur de seize ans s’était élancé vers les espaces célestes, demandant à ces sœurs radieuses ce qui pouvait l’agiter ainsi. Après ces nuits sans sommeil, après ces élans d’amour, elle avait des envies de se suspendre au cou du vieux chevalier ; mais une rude parole, un froid regard l’arrêtaient, et, tremblante, elle reprenait son aiguille. Tu plains la pauvre fille, Ninon ; elle était comme la fleur fraîche et embaumée dont on dédaigne l’éclat et le parfum.
Un jour, Odette la désolée suivait de l’œil en rêvant deux tourterelles qui fuyaient, lorsqu’elle entendit une voix douce au pied du château. Elle se pencha, elle vit un beau jeune homme qui, la chanson sur les lèvres, réclamait l’hospitalité. Elle écouta et ne comprit pas les paroles ; mais la voix douce oppressait son cœur, des larmes coulaient lentement le long de ses joues, mouillant une tige de marjolaine qu’elle tenait à la main.
Le château resta fermé, un homme d’armes cria des murs :
– Retirez-vous : il n’y a céans que des guerriers.
Odette regardait toujours. Elle laissa échapper la tige de marjolaine humide de larmes, qui s’en alla tomber aux pieds du chanteur. Ce dernier, levant les yeux, voyant cette tête blonde, baisa la branche et s’éloigna, se retournant à chaque pas.
Quand il eut disparu, Odette se mit à son prie-Dieu, où elle fit une longue prière. Elle remerciait le ciel sans savoir pourquoi ; elle se sentait heureuse, tout en ignorant le sujet de sa joie.
La nuit, elle eut un beau rêve. Il lui sembla voir la tige de marjolaine qu’elle avait jetée. Lentement, du sein des feuilles frissonnantes, se dressa une fée, mais une fée si mignonne, avec des ailes de flamme, une couronne de myosotis et une longue robe verte, couleur de l’espérance.
– Odette, dit-elle harmonieusement, je suis la fée Amoureuse. C’est moi qui t’ai envoyé ce matin Loïs, le jeune homme à la voix douce ; c’est moi qui, voyant tes pleurs, ai voulu les sécher. Je vais par la terre glanant des cœurs et rapprochant ceux qui soupirent. Je visite la chaumière aussi bien que le manoir, je me suis plue souvent à unir la houlette au sceptre des rois. Je sème des fleurs sous les pas de mes protégés, je les enchaîne avec des fils si brillants et si précieux, que leurs cœurs en tressaillent de joie. J’habite les herbes des sentiers, les tisons étincelants du foyer d’hiver, les draperies du lit des époux ; et partout où mon pied se pose, naissent les baisers et les tendres causeries. Ne pleure plus, Odette : je suis Amoureuse, la bonne fée, et je viens sécher tes larmes.
Et elle rentra dans sa fleur, qui redevint bouton en repliant ses feuilles.
Tu le sais bien, toi, Ninon, que la fée Amoureuse existe.
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