La mer épaisse et tranquille montait lentement de l’abîme. Elle semblait dormir dans son lit de rochers. Le ciel la reflétait en nuées de pourpre.
Alors je compris que là se rendait tout le sang versé par la violence. Depuis le premier meurtre, chaque blessure a pleuré ses larmes dans ce gouffre, et les larmes y ont coulé si abondantes, que le gouffre s’est empli.
– J’ai vu, cette nuit, dit Gneuss, un torrent qui allait se jeter dans ce lac maudit.
– Frappé d’horreur, reprit Clérian, je m’approchai du bord, sondant du regard la profondeur des flots. Je reconnus à leur bruit sourd qu’ils s’enfonçaient jusqu’au centre de la terre. Puis, mon regard s’étant porté sur les rochers de l’enceinte, je vis que le flot en gagnait les cimes. La voix de l’abîme me cria : « Le flot qui monte, montera toujours et atteindra les sommets. Il montera encore, et alors un fleuve échappé du terrible bassin se précipitera dans les plaines. Les montagnes, lasses de lutter avec la vague, s’affaisseront. Le lac entier s’écroulera sur le monde, et l’inondera. C’est ainsi que des hommes qui naîtront, mourront noyés dans le sang versé par leurs pères. »
– Le jour est proche, dit Gneuss : les vagues étaient hautes, la nuit dernière.
IV
Le soleil se levait, lorsque Clérian acheva le récit de son rêve. Un son de trompette qu’apportait le vent du matin, se faisait entendre vers le nord. C’était le signal qui rassemblait auteur du drapeau les soldats épars dans la plaine.
Les trois compagnons se levèrent et prirent leurs armes. Ils s’éloignaient, jetant un dernier regard sur le foyer éteint, lorsqu’ils virent Flem venir à eux en courant dans les hautes herbes. Ses pieds étaient blancs de poussière.
– Amis, dit-il, je ne sais d’où je viens, tant ma course a été rapide. Pendant de longues heures, j’ai vu la ronde échevelée des arbres fuir derrière moi. Le bruit de mes pas qui me berçait m’a fait clore les paupières, et, toujours courant, sans que mon élan se ralentit, j’ai dormi d’un sommeil étrange.
Je me suis trouvé sur une colline désolée. Un soleil ardent frappait les grands rocs. Mes pieds ne pouvaient se poser sans que la chair en fût brûlée. J’avais hâte d’atteindre la cime.
Et, comme je me précipitais dans mes bonds, je vis monter un homme qui marchait lentement. Il était couronné d’épines ; un lourd fardeau pesait sur ses épaules, une sueur de sang inondait sa face. Il allait péniblement, chancelant à chaque pas.
Le sol brûlait, je ne pus subir son supplice ; je montai l’attendre sous un arbre, au sommet de la colline. Alors je reconnus qu’il portait une croix. À sa couronne, à sa robe pourpre tachée de boue, je crus comprendre que c’était là un roi, et j’eus grande joie de sa souffrance.
Des soldats le suivaient, pressant sa marche du fer de leur lance. Arrivés sur la roche la plus élevée, ils le dépouillèrent de ses vêtements, ils le couchèrent sur l’arbre sinistre.
L’homme souriait tristement. Il tendit les mains grandes ouvertes aux bourreaux ; les clous y firent deux trous sanglants. Puis, rapprochant ses pieds l’un de l’autre, il les croisa, et un seul clou suffit.
Couché sur le dos, il se taisait en regardant le ciel. Deux larmes coulaient lentement sur ses joues, larmes qu’il ne sentait pas, et qui se perdaient dans le sourire résigné de ses lèvres.
La croix fut dressée, le poids du corps agrandit horriblement les blessures, et j’entendis les os se briser. Le crucifié eut un long frisson. Puis, il se remit à regarder le ciel.
Moi, je le contemplais.
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