Le baiser étouffa le vilain mot.

– Frères, ajoutai-je en me tournant vers mes compagnons de naufrage, nous voici sans vivres et sans toit pour abriter nos têtes. Bâtissons une hutte, vivons de baies sauvages, en attendant qu’il plaise à un navire de nous venir tirer de notre île déserte.

 

 

VI

 

Et puis ?

Et puis, que sais-je, moi ! Tu m’en demandes trop long, Ninette. Voici deux mois qu’Antoinette et Léon vivent dans le nid couleur du ciel. Antoinette est restée une bonne et franche fille, Léon médit des femmes avec plus de verve que jamais. Ils s’adorent.

 

 

Sœur-des-Pauvres

 

I

 

À dix ans, elle paraissait si chétive, la pauvre enfant, que c’était pitié de la voir travailler autant qu’une servante de ferme. Elle avait les grands yeux étonnés, le sourire triste des gens qui souffrent sans se plaindre. Les riches fermiers qui, le soir, la rencontraient au sortir du bois, mal vêtue, chargée d’un lourd fardeau, lui offraient parfois, lorsque le grain s’était bien vendu, de lui acheter un bon jupon de grosse futaine. Et alors elle répondait : « Je sais, sous le porche de l’église, un pauvre vieux qui n’a qu’une blouse, par ce grand froid de décembre ; achetez-lui une veste de drap, et j’aurai chaud demain, à le voir si bien couvert. » Ce qui lui avait fait donner le surnom de Sœur-des-Pauvres ; et les uns la nommaient ainsi, en dérision de ses mauvaises jupes ; les autres, en récompense de son bon cœur.

Sœur-des-Pauvres avait eu jadis un fin berceau de dentelle et des jouets à remplir une chambre. Puis, un matin, sa mère ne vint pas l’embrasser au lever. Comme elle pleurait de ne point la voir, on lui dit qu’une sainte du bon Dieu l’avait emmenée au paradis, ce qui sécha ses larmes. Un mois auparavant, son père était ainsi parti. La chère petite pensa qu’il venait d’appeler sa mère dans le ciel, et que, réunis tous deux, ne pouvant vivre sans leur fille, ils lui enverraient bientôt un ange pour l’emporter à son tour.

Elle ne se rappelait plus comment elle avait perdu ses jouets et son berceau. De riche demoiselle elle devint pauvre fille, cela sans que personne en parût étonné : sans doute des méchants étaient venus qui l’avaient dépouillée en honnêtes gens. Elle se souvenait seulement d’avoir vu, un matin, auprès de sa couche, son oncle Guillaume et sa tante Guillaumette. Elle eut grand’peur, parce qu’ils ne l’embrassèrent point. Guillaumette la vêtit à la hâte d’une étoffe grossière ; Guillaume, la tenant par la main, l’emmena dans la misérable cabane où elle vivait maintenant. Puis, c’était tout. Elle se sentait bien lasse chaque soir.

Guillaume et Guillaumette, eux aussi, avaient possédé de grandes richesses, autrefois. Mais Guillaume aimait les joyeux convives, les nuits passées à boire, sans songer aux tonneaux qui s’épuisent ; Guillaumette aimait les rubans, les robes de soie, les longues heures perdues à tâcher vainement de se faire jeune et belle ; si bien qu’un jour le vin manqua à la cave, et que le miroir fut vendu pour acheter du pain. Jusqu’alors, ils avaient eu cette bonté de certains riches, qui souvent n’est qu’un effet du bien-être et du contentement de soi ; ils sentaient plus profondément le bonheur en le partageant avec autrui et mêlant ainsi beaucoup d’égoïsme à leur charité. Aussi ne surent-ils pas souffrir et rester bons ; regrettant les biens qu’ils avaient perdus, n’ayant plus de larmes que pour leur misère, ils devinrent durs envers le pauvre monde.

Ils oubliaient que leur pauvreté était leur œuvre, ils accusaient chacun de leur ruine, et se sentaient au cœur un grand besoin de vengeance, exaspérés de leur pain noir, cherchant à se consoler en voyant une plus grande souffrance que la leur.

Aussi se plaisaient-ils aux haillons de Sœur-des-Pauvres, à ses petites joues amincies, toutes blanches de larmes. Ils ne s’avouaient pas la joie mauvaise qu’ils prenaient à la faiblesse de cet enfant, lorsque, au retour de la fontaine, elle chancelait, tenant à deux mains la lourde cruche. Ils la battaient pour une goutte d’eau versée, disant qu’il fallait corriger les mauvais caractères ; et ils frappaient avec tant de hâte et de rancune qu’on voyait aisément que ce n’était pas là une juste correction.

Sœur-des-Pauvres souffrait toute leur misère. Ils la chargeaient des travaux les plus fatigants, l’envoyaient glaner au soleil de midi, et ramasser du bois mort par les temps de neige. Puis, aussitôt rentrée, elle avait à balayer, à laver, à mettre chaque chose en ordre dans la cabane. La chère petite ne se plaignait plus. Les jours de bonheur étaient si loin d’elle, qu’elle ne savait pas qu’on peut vivre sans pleurer. Elle ne songeait jamais qu’il y avait des demoiselles rieuses et caressées ; dans son ignorance des jouets et des baisers, elle acceptait les coups et le pain sec de chaque soir, comme faisant également partie de la vie. Et cela surprenait les hommes sages, de voir une enfant de dix ans montrer une grande pitié pour toutes les souffrances, sans paraître songer à sa propre infortune.

Or, un soir, je ne sais quel saint fêtaient Guillaume et Guillaumette, ils lui donnèrent un beau sou neuf en lui permettant d’aller jouer le restant du jour. Sœur-des-Pauvres descendit lentement à la ville, bien embarrassée de son sou, ne sachant que faire pour jouer.