Ils ne s’aperçurent même que longtemps après de notre présence. Ils s’étaient remis à gambader. Le joueur de fifre, qui avait fait mine de s’éloigner, ayant vu briller quelques pièces de monnaie, venait de reprendre ses instruments, battant et soufflant de nouveau, tout en soupirant de prostituer ainsi la mélodie. Je crus reconnaître la mesure lente et insaisissable d’une valse. J’enlaçais déjà ta taille, j’épiais l’instant de t’emporter dans mes bras, lorsque tu te dégageas vivement pour te mettre à rire et à sauter, tout comme une brune et hardie paysanne. L’homme au tambourin, que mes préparatifs de beau danseur consolaient, n’eut plus qu’à se voiler la face et à gémir sur la décadence de l’art.
Je ne sais pourquoi, Ninon, je me souvins hier soir de ces folies, de notre longue course, de nos danses libres et rieuses. Puis, ce vague souvenir fut suivi de cent autres vagues rêveries. Me pardonneras-tu de te les conter ? Cheminant au hasard, m’arrêtant et courant sans raison, je m’inquiète peu de la foule ; mes récits ne sont que de bien pâles ébauches : mais tu m’as dit les aimer.
La danse, cette nymphe pudiquement lascive, me charme plutôt qu’elle ne m’attire. J’aime, simple spectateur, à la voir secouer ses grelots sur le monde ; voluptueuse sous les cieux d’Espagne et d’Italie, se tordre en étreintes, en baisers de feu ; long voilée dans la blonde Allemagne, glisser amoureusement comme un rêve ; et même discrète et spirituelle, marcher dans les salons de France. J’aime à la retrouver partout : sur la mousse des bois comme sur de riches tapis ; à la noce de village ainsi que dans les soirées étincelantes.
Mollement renversée, l’œil humide, les lèvres entr’ouvertes, elle a traversé les temps, en nouant et dénouant ses bras sur sa tête blonde. Toutes les portes se sont ouvertes, au bruit cadencé de ses pas, celles des temples, celles des joyeuses retraites ; là parfumée d’encens, ici la robe rougie de vin, elle a frappé harmonieusement le sol ; et après tant de siècles, elle nous arrive, souriante, sans que ses membres souples pressent ou retardent la mélodieuse cadence.
Vienne donc la déesse. Les groupes se forment, les danseuses se cambrent sous l’étreinte des danseurs. Voici l’immortelle. Ses bras levés tiennent un tambour de basque ; elle sourit, puis donne le signal ; les couples s’ébranlent, suivent ses pas, imitent ses altitudes. Et moi, j’aime à suivre des yeux le tourbillon léger ; je cherche à surprendre tous les regards, toutes les paroles d’amour ; j’ai l’ivresse du rythme, dans le coin perdu où je rêve, remerciant l’immortelle, si elle m’a laissé ignorant et gauche, de m’avoir donné tout au moins le sentiment de son art harmonieux.
À vrai dire, Ninette, je la préférerais, la blonde déesse, dans son amoureuse nudité, écartant et agitant sans lois sa blanche ceinture. Je la préférerais loin des salons, se croyant cachée à tout regard profane, traçant sur le gazon ses pas les plus capricieux. Là, à peine voilée, foulant mollement l’herbe de ses pieds roses, elle agirait dans son innocente liberté, elle trouverait le secret de la mélodie du mouvement. Là, j’irais, caché dans le feuillage, admirer son beau corps, mince et flexible, et suivre du regard les jeux de l’ombre sur ses épaules, selon que son caprice l’emporterait ou la ramènerait.
Mais, parfois, je me suis pris à la détester, lorsqu’elle s’est présentée à moi sous l’aspect d’une jeune coquette, bien empesée, niaisement décente ; lorsque je l’ai vue obéir aveuglément à un orchestre, faire la moue, paraître s’ennuyer, étouffer un bâillement en s’acquittant de ses pas comme d’un devoir. Je dirai le tout : jamais je n’ai admiré sans chagrin l’immortelle dans un salon. Ses fines jambes s’embarrassent dans les grandes jupes de nos élégantes ; elle se trouve par trop gênée, elle qui ne veut être que liberté et que caprice ; et, troublée, elle se conforme lourdement à nos sottes révérences, perdant toujours sa grâce pour rencontrer souvent le ridicule.
Je voudrais pouvoir lui fermer nos portes. Si je la souffre quelquefois sous les lustres, sans trop de tristesse, c’est grâce à ses tablettes d’amour, à son carnet de danse.
Ninon, le vois-tu dans sa main, ce petit livre ? Regarde : le fermoir et le porte-crayon sont en or ; jamais on ne vit papier plus doux ni plus parfumé ; jamais reliure n’eut plus d’élégance. Voilà notre offrande à la déesse. D’autres lui ont donné la couronne et l’écharpe ; nous, par bonté d’âme, lui avons fait cadeau du carnet de danse.
Elle avait tant d’adorateurs, la pauvre enfant, on la pressait de tant d’invitations, qu’elle ne savait plus où donner de la tête. Chacun venait l’admirer en implorant un quadrille, et la coquette accordait toujours ; elle dansait, dansait, perdait la mémoire, était accablée de réclamations, se trompait encore ; de là une confusion terrible, d’immenses jalousies. Elle se retirait, les pieds brisés, la mémoire perdue. On eut pitié d’elle, on lui donna le petit livre doré. Depuis ce temps, plus d’oubli, plus de confusion, plus de passe-droit. Lorsque les amants l’assiègent, elle leur présente le carnet ; chacun y inscrit son nom, c’est aux plus amoureux à arriver les premiers. Fussent-ils cent, les pages blanches sont en grand nombre. Si, lorsque les lustres pâlissent, tous n’ont pas pressé sa fine taille, qu’ils s’en prennent à leur paresse, et non à l’indifférence de l’enfant.
Sans doute, Ninon, le moyen était simple.
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