Tu dois t’étonner de mes exclamations à propos de quelques feuilles de papier. Mais quelques charmantes feuilles, exhalant un parfum de coquetterie, pleines de doux secrets ! Quelle longue liste de beaux amoureux, dont chaque nom est un hommage, chaque page une soirée entière de triomphe et d’adoration ! Quel livre magique, contenant une vie de tendresse, où le profane ne peut épeler que de vains noms, où la jeune fille lit couramment sa beauté et l’admiration qu’elle excite !

Chacun vient à son tour faire acte de soumission, chacun vient signer sa lettre d’amour. Ne sont-ce pas là, en effet, les mille signatures d’une déclaration sous-entendue ? Ne devrait-on pas, si l’on était de bonne foi, les écrire sur le premier feuillet, ces éternelles phrases, toujours jeunes ? Mais le petit livre est discret, il ne veut pas forcer sa maîtresse à rougir. Elle et lui savent seuls ce qu’il faut rêver.

Franchement, je le soupçonne d’être fort rusé. Vois comme il se dissimule, comme il se fait naïf et nécessaire. Qu’est-il ? sinon un aide pour la mémoire, un moyen tout primitif de rendre la justice en accordant à chacun son tour. Lui, parler d’amour, troubler les jeunes filles ! on se trompe grandement. Tourne les pages, tu ne trouveras pas le plus petit « Je t’aime. » Il le dit en vérité, rien n’est plus innocent, plus naïf, plus primitif que lui. Aussi les grands-parents le voient-ils sans effroi dans les mains de leurs filles. Tandis que le billet signé d’un seul nom se cache sous le corsage, lui, la lettre aux mille signatures, se montre hardiment. On le rencontre partout au grand jour, dans les salons et dans la chambre de l’enfant. N’est-il pas le petit livre le moins dangereux qu’on connaisse ?

Il trompe jusqu’à sa maîtresse elle-même. Quel péril peut offrir un objet d’un usage si commun, approuvé d’ailleurs par les grands-parents ? Elle le feuillette sans crainte. C’est ici qu’on peut accuser le carnet de danse de manifeste hypocrisie. Dans le silence, que penses-tu qu’il murmure à l’oreille de l’enfant ? De simples noms ? Oh ! que non pas ! mais bel et bien de longues conversations amoureuses. Il n’a plus son air de nécessité ni de désintéressement. Il babille, il caresse ; il brûle et balbutie de tendres paroles. La jeune fille se sent oppressée ; tremblante, elle continue. Et soudain la fête renaît pour elle, les lustres brillent, l’orchestre chante amoureusement ; soudain chaque nom se personnifie, et le bal, dont elle était la reine, recommence avec ses ovations, ses paroles caressantes et flatteuses.

Ah ! livre malin, quel défilé de jeunes cavaliers ! Celui-là, tout en pressant mollement sa taille, vantait ses yeux bleus ; celui-ci, ému et tremblant, ne pouvait que lui sourire ; cet autre parlait, parlait sans cesse, débitant ces mille galanteries qui, malgré leur vide de sens, en disent plus que de longs discours.

Et, lorsque la vierge s’est oubliée une fois avec lui, le rusé sait bien qu’elle reviendra. Jeune femme, elle parcourt les feuillets, les consulte avec anxiété pour connaître de combien s’est augmenté le nombre de ses admirateurs. Elle s’arrête avec un triste sourire à certains noms qu’elle ne retrouve plus sur les dernières pages, noms volages qui sans doute sont allés enrichir d’autres carnets. La plupart de ses sujets lui restent fidèles ; elle passe avec indifférence. Le petit livre rit de tout cela. Il connaît sa puissance ; il doit recevoir les caresses d’une vie entière.

La vieillesse vient, le carnet n’est pas oublié. Les dorures en sont fanées, les feuillets tiennent à peine. Sa maîtresse, qui a vieilli avec lui, paraît l’en aimer davantage. Elle en tourne encore souvent les pages et s’enivre de son lointain parfum de jeunesse.

N’est-ce pas un rôle charmant, Ninon, que celui du carnet de danse ? N’est-il pas, comme toute poésie, incompris de la foule, lu couramment des seuls initiés ? Confident des secrets de la femme, il l’accompagne dans la vie, ainsi qu’un ange d’amour versant à pleine main les espérances et les souvenirs.

 

 

II

 

Georgette sortait à peine du couvent. Elle avait encore cet âge heureux où le songe et la réalité se confondent ; douce et passagère époque, l’esprit voit ce qu’il rêve et rêve ce qu’il voit. Comme tous les enfants, elle s’était laissé éblouir par les lustres flambants de ses premiers bals ; elle se croyait de bonne foi dans une sphère supérieure, parmi des êtres demi-dieux, graciés des mauvais côtés de la vie.

Légèrement brunes, ses joues avaient les reflets dorés des seins d’une fille de Sicile ; ses grands cils noirs voilaient à demi le feu de son regard. Oubliant qu’elle n’était plus sous la férule d’une sous-maîtresse, elle contenait la vie ardente qui brûlait en elle.