Il se rappelait le sergent qui lui avait souri, le voyait étendu là-bas, dans la neige, et combien d’autres avec lui !... Le prix de tout ce sang se cachait là, sous son oreiller, et c’était lui, le fils de M. Stenne, d’un soldat... Les larmes l’étouffaient. Dans la pièce à côté, il entendait son père marcher, ouvrir la fenêtre. En bas, sur la place, le rappel sonnait, un bataillon de mobiles se numérotait pour partir. Décidément, c’était une vraie bataille. Le malheureux ne put retenir un sanglot.

« Qu’as-tu donc ? » dit le père Stenne en entrant.

L’enfant ne tint plus, sauta de son lit et vint se jeter aux pieds de son père. Au mouvement qu’il fit, les écus roulèrent par terre.

« Qu’est-ce que cela ? Tu as volé ? » dit le vieux en tremblant.

Alors, tout d’une haleine, le petit Stenne raconta qu’il était allé chez les Prussiens et ce qu’il y avait fait. À mesure qu’il parlait, il se sentait le cœur plus libre, cela le soulageait de s’accuser... Le père de Stenne écoutait, avec une figure terrible. Quand ce fut fini, il cacha sa tête dans ses mains et pleura.

« Père, père !... » voulut dire l’enfant.

Le vieux le repoussa sans répondre, et ramassa l’argent.

« C’est tout ? » demanda-t-il.

Le petit Stenne fit signe que c’était tout. Le vieux décrocha son fusil, sa cartouchière, et, mettant l’argent dans sa poche :

« C’est bon, dit-il, je vais le leur rendre. »

Et, sans ajouter un mot, sans seulement retourner la tête, il descendit se mêler aux mobiles qui partaient dans la nuit. On ne l’a jamais revu depuis.

Les mères

 

(Souvenir du siège)

 

Ce matin-là, j’étais allé au mont Valérien voir notre ami le peintre B..., lieutenant aux mobiles de la Seine. Justement, le brave garçon se trouvait de garde. Pas moyen de bouger. Il fallut rester à se promener de long en large, comme des matelots de quart, devant la poterne du fort, en causant de Paris, de la guerre et de nos chers absents... Tout à coup mon lieutenant qui, sous sa tunique de mobile, est toujours resté le féroce rapin d’autrefois, s’interrompt, tombe en arrêt, et me prenant le bras :

« Oh ! le beau Daumier », me dit-il tout bas.

Et, du coin de son petit œil gris allumé subitement comme l’œil d’un chien de chasse, il me montrait les deux vénérables silhouettes qui venaient de faire leur apparition sur le plateau du mont Valérien.

Un beau Daumier, en effet. L’homme en longue redingote marron, avec un collet de velours verdâtre qui semblait fait de vieille mousse des bois, maigre, petit, rougeaud, le front déprimé, les yeux ronds, le nez en bec de chouette. Une tête d’oiseau ridée, solennelle et bête. Pour l’achever, un cabas en tapisserie à fleurs, d’ou sortait le goulot d’une bouteille, et sous l’autre bras une boîte de conserve, l’éternelle boîte en fer blanc que les Parisiens ne pourront plus voir sans penser à leurs cinq mois de blocus.... De la femme, on n’apercevait d’abord qu’un chapeau cabriolet gigantesque et un vieux châle qui la serrait étroitement du haut en bas comme pour bien dessiner sa misère ; puis, de temps en temps, entre les ruches fanées de la capote, un bout de nez pointu qui passait et quelques cheveux grisonnants et pauvres.

En arrivant sur le plateau, l’homme s’arrêta pour prendre haleine et s’essuyer le front. Il ne fait pourtant pas chaud là-haut, dans les brumes de fin novembre ; mais ils étaient venus si vite !...

La femme ne s’arrêta pas, elle. Marchant droit à la poterne, elle nous regarda une minute en hésitant, comme si elle voulait nous parler ; mais, intimidée sans doute par les galons de l’officier, elle aima mieux s’adresser à la sentinelle, et je l’entendis qui demandait timidement à voir son fils, un mobile de Paris de la sixième du troisième.

« Restez là, dit l’homme de garde, je vais le faire appeler. »

Toute joyeuse, avec un soupir de soulagement, elle retourna vers son mari ; et tous deux allèrent s’asseoir à l’écart sur le bord d’un talus.

Ils attendirent là bien longtemps. Ce Mont-Valérien est si grand, si compliqué de cours, de glacis, de bastions, de casernes, de casemates ! Allez donc chercher un mobile de la sixième dans cette ville inextricable, suspendue entre terre et ciel, et flottant en spirale au milieu des nuages comme l’île de Laputa. Sans compter qu’à cette heure-là le fort est plein de tambours, de trompettes, de soldats qui courent, de bidons qui sonnent. C’est la garde qu’on relève, les corvées, la distribution, un espion tout sanglant que des francs-tireurs ramènent à coups de crosse, des paysans de Nanterre qui viennent se plaindre au général, une estafette arrivant au galop, l’homme transi, la bête ruisselante, des cacolets revenant des avant-postes avec les blessés qui se balancent aux flancs des mules et geignent doucement comme des agneaux malades, des matelots halant une pièce neuve au son du fifre et des « hissa ! ho ! », le troupeau du fort qu’un berger en pantalon rouge pousse devant lui, la gaule à la main, le chassepot en bandoulière ; tout cela va, vient, s’entrecroise dans les cours, s’engouffre sous la poterne comme sous la porte basse d’un caravansérail d’Orient.

« Pourvu qu’ils n’oublient pas mon garçon ! » disaient pendant ce temps les yeux de la pauvre mère ; et toutes les cinq minutes elle se levait, s’approchait de l’entrée discrètement, jetait un regard furtif dans l’avant-cour en se garant contre la muraille ; mais elle n’osait plus rien demander de peur de rendre son enfant ridicule. L’homme, encore plus timide qu’elle, ne bougeait pas de son coin ; et chaque fois qu’elle revenait s’asseoir, le cœur gros, l’air découragé, on voyait qu’il la frondait de son impatience et qu’il lui donnait force explications sur les nécessités du service avec des gestes d’imbécile qui veut faire l’entendu.

J’ai toujours été très curieux de ces petites scènes silencieuses et intimes qu’on devine encore plus qu’on ne les voit, de ces pantomimes de la rue qui vous coudoient quand vous marchez et d’un geste vous révèlent toute une existence ; mais ici, ce qui me captivait surtout, c’était la gaucherie, la naïveté de mes personnages, et j’éprouvais une véritable émotion à suivre à travers leur mimique, expressive et limpide comme l’âme de deux acteurs de Séraphin, toutes les péripéties d’un adorable drame familial...

Je voyais la mère se disant un beau matin :

« Il m’ennuie, ce M. Trochu, avec ses consignes... Il y a trois mois que je n’ai pas vu mon enfant...