Ils riaient, répétaient ses mots après lui, se roulaient avec délices dans cette boue de Paris qu’on leur apportait.

Le petit Stenne aurait bien voulu parler, lui aussi, prouver qu’il n’était pas bête ; mais quelque chose le gênait. En face de lui se tenait à part un Prussien plus âgé, plus sérieux que les autres, qui lisait, ou plutôt faisait semblant, car ses yeux ne le quittaient pas. Il y avait dans ce regard de la tendresse et des reproches, comme si cet homme avait eu au pays un enfant du même âge que Stenne, et qu’il se fût dit :

« J’aimerais mieux mourir que de voir mon fils faire un métier pareil... »

À partir de ce moment, Stenne sentit comme une main qui se posait sur son cœur et l’empêchait de battre.

Pour échapper à cette angoisse, il se mit à boire. Bientôt tout tourna autour de lui. Il entendait vaguement, au milieu de gros rires, son camarade qui se moquait des gardes nationaux, de leur façon de faire l’exercice, imitait une prise d’armes au Marais, une alerte de nuit sur les remparts. Ensuite le grand baissa la voix, les officiers se rapprochèrent et les figures devinrent graves. Le misérable était en train de les prévenir de l’attaque des francs-tireurs...

Pour le coup, le petit Stenne se leva, furieux, dégrisé :

« Pas cela, grand... Je ne veux pas. »

Mais l’autre ne fit que rire et continua. Avant qu’il eût fini, tous les officiers étaient debout. Un d’eux montra la porte aux enfants :

« F... le camp ! » leur dit-il.

Et ils se mirent à causer entre eux, très vite, en allemand. Le grand sortit, fier comme un doge, en faisant sonner son argent. Stenne le suivit, la tête basse ; et lorsqu’il passa près du Prussien dont le regard l’avait tant gêné, il entendit une voix triste qui disait : « Bas chôli, ça... Bas chôli... »

Les larmes lui en vinrent aux yeux.

Une fois dans la plaine, les enfants se mirent à courir et rentrèrent rapidement. Leur sac était plein de pommes de terre que leur avaient données les Prussiens ; avec cela ils passèrent sans encombre à la tranchée des francs-tireurs. On s’y préparait pour l’attaque de la nuit. Des troupes arrivaient, silencieuses, se massant derrière les murs. Le vieux sergent était là, occupé à placer ses hommes, l’air si heureux ! Quand les enfants passèrent, il les reconnut et leur envoya un bon sourire...

Oh ! que ce sourire fit mal au petit Stenne ! Un moment il eut envie de crier :

« N’allez pas là-bas... nous vous avons trahis. »

Mais l’autre lui avait dit : « Si tu parles, nous serons fusillés », et la peur le retint...

À La Courneuve, ils entrèrent dans une maison abandonnée, pour partager l’argent. La vérité m’oblige à dire que le partage fut fait honnêtement, et que d’entendre sonner ces beaux écus sous sa blouse, de penser aux parties de galoche qu’il avait là en perspective, le petit Stenne ne trouvait plus son crime aussi affreux.

Mais, lorsqu’il fut seul, le malheureux enfant ! lorsque, après les portes, le grand l’eut quitté, alors ses poches commencèrent à devenir bien lourdes, et la main qui lui serrait le cœur le serra plus fort que jamais. Paris ne lui semblait plus le même. Les gens qui passaient le regardaient sévèrement, comme s’ils avaient su d’où il venait. Le mot espion, il l’entendait dans le bruit des roues, dans le battement des tambours qui s’exerçaient le long du canal. Enfin il arriva chez lui, et, tout heureux de voir que son père n’était pas encore rentré, il monta vite dans leur chambre cacher sous son oreiller ces écus qui lui pesaient tant.

Jamais le père Stenne n’avait été si bon, si joyeux qu’en rentrant ce soir-là. On venait de recevoir des nouvelles de province : les affaires du pays allaient mieux. Tout en mangeant, l’ancien soldat regardait son fusil pendu à la muraille, et il disait à l’enfant, avec son bon rire :

« Hein, garçon, comme tu irais aux Prussiens, si tu étais grand ! »

Vers huit heures, on entendit le canon.

« C’est Aubervilliers... On se bat au Bourget », fit le bonhomme, qui connaissait tous ses forts. Le petit Stenne devint pâle, et, prétextant une grande fatigue, il alla se coucher, mais il ne dormit pas. Le canon tonnait toujours. Il se représentait les francs-tireurs arrivant de nuit pour surprendre les Prussiens et tombant eux-mêmes dans une embuscade.