Depuis le canal jusqu’à l’île on ne rencontrait que ça. Et insolents ! Il fallait se tenir à quatre pour ne pas taper dessus. Mais où je sentis la colère me monter, là, vrai ! c’est en entrant dans Villeneuve, quand je vis nos pauvres jardins tout en déroute, les maisons ouvertes, saccagées, et tous ces bandits installés chez nous, s’appelant d’une fenêtre à l’autre et faisant sécher leurs tricots de laine sur nos persiennes, nos treillages. Heureusement que l’enfant marchait près de moi, et chaque fois que la main me démangeait trop, je me pensais en le regardant : « Chaud là, Bélisaire !... Prenons garde qu’il n’arrive pas malheur au moutard. » Rien que ça m’empêchait de faire des bêtises. Alors je compris pourquoi la mère avait voulu que je l’emmène avec moi.
« La baraque est au bout du pays, la dernière à main droite, sur le quai. Je la trouvai vidée du haut en bas, comme les autres. Plus un meuble, plus une vitre. Rien que quelques bottes de paille et le dernier pied du grand fauteuil qui grésillait dans la cheminée. Ça sentait le Prussien partout, mais on n’en voyait nulle part... Pourtant il me semblait que quelque chose remuait dans le sous-sol. J’avais là un petit établi où je m’amusais à faire des bricoles le dimanche. Je dis à l’enfant de m’attendre, et je descendis voir.
« Pas plus tôt la porte ouverte, voilà un grand cheulard de soldat à Guillaume qui se lève en grognant de dessus les copeaux et vient vers moi, les yeux hors de la tête, avec un tas de jurements que je ne comprends pas. Faut croire qu’il avait le réveil bien méchant, cet animal-là ; car, au premier mot que j’essayai de lui dire, il se mit à tirer son sabre...
« Pour le coup, mon sang ne fit qu’un tour. Toute la bile que j’amassais depuis une heure me sauta à la figure... J’agrippe le valet de l’établi et je cogne... Vous savez, compagnons, si Bélisaire a le poignet solide à l’ordinaire ; mais il paraît que ce jour-là j’avais le tonnerre de Dieu au bout de mon bras... Au premier coup, mon Prussien fait bonhomme et s’étale de tout son long. Je ne le croyais qu’étourdi. Ah ! ben, oui... Nettoyé, mes enfants, tout ce qu’il y a de mieux, comme nettoyage. Débarbouillé à la potasse, quoi !
« Moi, qui n’avais jamais rien tué dans ma vie, pas même une alouette, ça me fit tout de même drôle de voir ce grand corps devant moi... Un joli blond, ma foi, avec une petite barbe follette qui frisait comme des copeaux de frêne. J’en avais les deux jambes qui me tremblaient en le regardant. Pendant ce temps-là, le gamin s’ennuyait là-haut, et je l’entendais crier de toutes ses forces : « Papa ! papa ! »
« Des Prussiens passaient sur la route, on voyait leurs sabres et leurs grandes jambes par le soupirail du sous-sol. Cette idée me vint tout d’un coup : « S’ils entrent, l’enfant est perdu... ils vont tout massacrer. » Ce fut vite fini, je ne tremblai plus. Vite, je fourrai le Prussien sous l’établi. Je lui mis dessus tout ce que je pus trouver de planches, de copeaux, de sciure, et je remontai chercher le petit.
« – Arrive...
« – Qu’est-ce qu’il y a donc, papa ? Comme tu es pâle !...
« – Marche, marche. »
« Et je vous réponds que les Cosaques pouvaient me bousculer, me regarder de travers, je ne réclamais pas. Il me semblait toujours qu’on courait, qu’on criait derrière nous.
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