Ces petites guerres attiraient toujours beaucoup de monde. Les dames de Tarascon n’en manquaient pas une, et même les dames de Beaucaire passaient quelquefois le pont pour venir admirer nos lapins. Pendant ce temps, les pauvres gardes nationaux de choux faisaient modestement le service de la ville et montaient la garde devant le musée, où il n’y avait rien à garder qu’un gros lézard empaillé avec de la mousse et deux fauconneaux du temps du bon roi René. Pensez que les dames de Beaucaire ne passaient pas le pont pour si peu... Pourtant, après trois mois d’exercice à feu, lorsqu’on s’aperçut que les gardes nationaux de garenne ne bougeaient toujours pas de l’Esplanade, l’enthousiasme commença à se refroidir.

Le brave général Bravida avait beau crier à ses lapins : « Couchez-vous ! levez-vous ! » personne ne les regardait plus. Bientôt ces petites guerres furent la fable de la ville. Dieu sait cependant que ce n’était pas leur faute à ces malheureux lapins si on ne les faisait pas partir. Ils en étaient assez furieux. Un jour, même, ils refusèrent de faire l’exercice.

« Plus de parade ! criaient-ils en leur zèle patriotique ; nous sommes de marche ; qu’on nous fasse marcher !

– Vous marcherez ou j’y perdrai mon nom ! » leur dit le brave général Bravida. Et, tout bouffant de colère, il alla demander des explications à la mairie.

La mairie répondit qu’elle n’avait pas d’ordre et que cela regardait la préfecture.

« Va pour la préfecture ! » fit Bravida. Et le voilà parti sur l’express de Marseille, à la recherche du préfet, ce qui n’était pas une petite affaire, attendu qu’à Marseille il y avait toujours cinq ou six préfets en permanence et personne pour vous dire lequel était le bon. Par une fortune singulière, Bravida lui mit la main dessus tout de suite, et c’est en plein conseil de préfecture que le brave général porta la parole au nom de ses hommes, avec l’autorité d’un ancien capitaine d’habillement.

Dès les premiers mots, le préfet l’interrompit :

« Pardon, général... Comment se fait-il qu’à vous vos soldats vous demandent de partir et qu’à moi ils me demandent de rester ?... Lisez plutôt. »

Et, le sourire aux lèvres, il lui tendit une pétition larmoyante, que deux lapins de garenne – les deux plus enragés pour marcher – venaient d’adresser à la préfecture avec apostilles du médecin, du curé, du notaire, et dans laquelle ils demandaient à passer aux lapins de choux pour cause d’infirmités.

« J’en ai plus de trois cents comme cela, ajouta le préfet, toujours en souriant. Vous comprenez maintenant, général, pourquoi nous ne sommes pas pressés de faire marcher vos hommes. On en a malheureusement trop fait partir de ceux qui voulaient rester. Il n’en faut plus. Sur ce, Dieu sauve la République, et bien le bonjour à vos lapins ! »

 

 

Le punch d’adieu

 

Pas besoin de dire si le général était penaud en retournant à Tarascon. Mais voici bien une autre histoire. Est-ce qu’en son absence les Tarasconais ne s’étaient pas avisés d’organiser un punch d’adieu par souscription pour les lapins qui allaient partir ! Le brave général Bravida eut beau dire que ce n’était pas la peine, que personne ne partirait, le punch était souscrit, commandé, il ne restait plus qu’à le boire, et c’est ce qu’on fit... Donc, un dimanche soir, cette touchante cérémonie du punch d’adieu eut lieu dans les salons de la mairie et, jusqu’au petit jour blanc, les toasts, les vivats, les discours, les chants patriotiques firent trembler les vitres municipales. Chacun, bien entendu, savait à quoi s’en tenir sur ce lunch d’adieu ; les gardes nationaux de choux qui se payaient avaient la ferme conviction que leurs camarades ne partiraient pas, et ceux de garenne qui le buvaient avaient aussi cette conviction, et le vénérable adjoint qui vint d’une voix émue jurer à tous ces braves qu’il était prêt à marcher à leur tête, savait mieux que personne qu’on ne marcherait pas du tout ; mais c’est égal ! Ces Méridionaux sont si extraordinaires, qu’à la fin du punch d’adieu tout le monde pleurait, tout le monde s’embrassait, et, ce qu’il y a de plus fort, tout le monde était sincère, même le général !...

À Tarascon, comme dans tout le midi de la France, j’ai souvent observé cet effet de mirage.

Le Prussien de Bélisaire

 

Voici quelque chose que j’ai entendu raconter cette semaine, dans un cabaret de Montmartre. Il me faudrait, pour bien vous dire cela, le vocabulaire faubourien de maître Bélisaire, son grand tablier de menuisier, et deux ou trois coups de ce joli vin blanc de Montmartre, capable de donner l’accent de Paris, même à un Marseillais. Je serais sûr alors de vous faire passer dans les veines le frisson que j’ai eu en écoutant Bélisaire raconter, sur une table de compagnons, cette lugubre et véridique histoire :

« ... C’était le lendemain de l’amnistie (Bélisaire voulait dire l’armistice). Ma femme nous avait envoyés, nous deux l’enfant, faire un tour du côté de Villeneuve-la-Garenne, rapport à une petite baraque que nous avions là-bas au bord de l’eau et dont nous étions sans nouvelles depuis le siège. Moi, ça me chiffonnait d’emmener le gamin. Je savais que nous allions nous trouver avec les Prussiens, et comme je n’en avais pas encore vu en face, j’avais peur de me faire arriver quelque histoire. Mais la mère en tenait pour son idée : « Va donc ! va donc ! ça lui fera prendre l’air à cet enfant. »

« Le fait est qu’il en avait besoin, le pauvre petit, après ses cinq mois de siège et de moisissure !

« Nous voilà donc partis tous les deux à travers champs. Je ne sais pas s’il était content, le mioche, de voir qu’il y avait encore des arbres, des oiseaux, et de s’en donner de barboter dans les terres labourées. Moi, je n’y allais pas d’aussi bon cœur ; il y avait trop de casque pointus sur les routes.