Tout bouffant de colère et rouge comme un coq, le maréchal paraît à la fenêtre, sa queue de billard à la main :
« Qu’est-ce qu’il y a ?... Qu’est-ce que c’est ?... Il n’y a donc pas de factionnaire par ici ?
– Mais, maréchal...
– C’est bon... Tout à l’heure... Qu’on attende mes ordres, nom d... D... ! »
Et la fenêtre se referme avec violence.
Qu’on attende ses ordres !
C’est bien ce qu’ils font, les pauvres gens. Le vent leur chasse la pluie et la mitraille en pleine figure. Des bataillons entiers sont écrasés, pendant que d’autres restent inutiles, l’arme au bras, sans pouvoir se rendre compte de leur inaction. Rien à faire. On attend des ordres... Par exemple, comme on n’a pas besoin d’ordres pour mourir, les hommes tombent par centaines derrière les buissons, dans les fossés, en face du grand château silencieux. Même tombés, la mitraille les déchire encore, et par leurs blessures ouvertes coule sans bruit le sang généreux de la France... Là-haut, dans la salle de billard, cela chauffe terriblement : le maréchal a repris son avance ; mais le petit capitaine se défend comme un lion...
Dix-sept ! dix-huit ! dix-neuf !...
À peine a-t-on le temps de marquer les points. Le bruit de la bataille se rapproche. Le maréchal ne joue plus que pour un. Déjà des obus arrivent dans le parc. En voilà un qui éclate au-dessus de la pièce d’eau. Le miroir s’éraille ; un cygne nage, épeuré, dans un tourbillon de plumes sanglantes. C’est le dernier coup...
Maintenant, un grand silence. Rien que la pluie qui tombe sur les charmilles, un roulement confus au bas du coteau, et, par les chemins détrempés, quelque chose comme le piétinement d’un troupeau qui se hâte... L’armée est en pleine déroute. Le maréchal a gagné sa partie.
Avant qu’il eût prêté serment à l’empereur Guillaume, il n’y avait pas d’homme plus heureux que le petit juge Dollinger, du tribunal de Colmar, lorsqu’il arrivait à l’audience avec sa toque sur l’oreille, son gros ventre, sa lèvre en fleur et ses trois mentons bien posés sur un ruban de mousseline.
« Ah ! le bon petit somme que je vais faire », avait-il l’air de se dire en s’asseyant ; et c’était plaisir de le voir allonger ses jambes grassouillettes, s’enfoncer sur son grand fauteuil, sur ce rond de cuir frais et moelleux auquel il devait d’avoir encore l’humeur égale et le teint clair, après trente ans de magistrature assise.
Infortuné Dollinger !
C’est ce rond de cuir qui l’a perdu. Il se trouvait si bien dessus, sa place était si bien faite sur ce coussinet de moleskine, qu’il a mieux aimé devenir Prussien que de bouger de là. L’empereur Guillaume lui a dit : « Restez assis, monsieur Dollinger ! » et Dollinger est resté assis ; et aujourd’hui le voilà conseiller à la cour de Colmar, rendant bravement la justice au nom de Sa Majesté berlinoise.
Autour de lui, rien n’est changé : c’est toujours le même tribunal fané et monotone, la même salle de catéchisme avec ses bancs luisants, ses murs nus, son bourdonnement d’avocats, le même demi-jour tombant des hautes fenêtres à rideaux de serge, le même grand christ poudreux qui penche la tête, les bras étendus. En passant à la Prusse, la cour de Colmar n’a pas dérogé : il y a toujours un buste d’empereur au fond du prétoire... Mais c’est égal ! Dollinger se sent dépaysé. Il a beau se rouler dans son fauteuil, s’y enfoncer rageusement, il n’y trouve plus les bons petits sommes d’autrefois, et quand par hasard il lui arrive encore de s’endormir à l’audience, c’est pour faire des rêves épouvantables.
Dollinger rêve qu’il est sur une haute montagne, quelque chose comme le Honeck ou le ballon d’Alsace... Qu’est-ce qu’il fait là, tout seul, en robe de juge, assis sur un grand fauteuil, à ces hauteurs immenses où l’on ne voit plus rien que des arbres rabougris et des tourbillons de petites mouches ?... Dollinger ne le sait pas. Il attend, tout frissonnant de la sueur froide et de l’angoisse du cauchemar.
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