Un grand soleil rouge se lève de l’autre côté du Rhin, derrière les sapins de la forêt Noire, et, à mesure que le soleil monte, en bas, dans les vallées de Thann, de Munster, d’un bout à l’autre de l’Alsace, c’est un roulement confus, un bruit de pas, de voitures en marche, et cela grossit, et cela s’approche, et Dollinger a le cœur serré ! Bientôt, par la longue route tournante qui grimpe aux flancs de la montagne, le juge de Colmar voit venir à lui un cortège lugubre et interminable, tout le peuple d’Alsace qui s’est donné rendez-vous à cette passe des Vosges pour émigrer solennellement.
En avant montent de longs chariots attelés de quatre bœufs, ces longs chariots à claire-voie que l’on rencontre tout débordants de gerbes au temps des moissons, et qui maintenant s’en vont chargés de meubles, de hardes, d’instruments de travail. Ce sont les grands lits, les hautes armoires, les garnitures d’indienne, les huches, les rouets, les petites chaises des enfants, les fauteuils des ancêtres, vieilles reliques entassées, tirées de leurs coins, dispersant au vent de la route la sainte poussière des foyers. Des maisons entières partent dans ces chariots. Aussi n’avancent-ils qu’en gémissant, et les bœufs les tirent avec peine, comme si le sol s’attachait aux roues, comme si ces parcelles de terre sèche restées aux herses, aux charrues, aux pioches, aux râteaux, rendant la charge encore plus lourde, faisaient de ce départ un déracinement. Derrière se presse une foule silencieuse, de tout rang, de tout âge, depuis les grands vieux à tricorne qui s’appuient en tremblant sur des bâtons, jusqu’aux petits blondins frisés, vêtus d’une bretelle et d’un pantalon de futaine, depuis l’aïeule paralytique que de fiers garçons portent sur leurs épaules, jusqu’aux enfants de lait que les mères serrent contre leurs poitrines ; tous, les vaillants comme les infirmes, ceux qui seront les soldats de l’année prochaine et ceux qui ont fait la terrible campagne, des cuirassiers amputés qui se traînent sur des béquilles, des artilleurs hâves, exténués, ayant encore dans leurs uniformes en loques la moisissure des casemates de Spandau ; tout cela défile fièrement sur la route, au bord de laquelle le juge Colmar est assis, et, en passant devant lui, chaque visage se détourne avec une terrible expression de colère et de dégoût...
Oh ! le malheureux Dollinger ! il voudrait se cacher, s’enfuir ; mais impossible. Son fauteuil est incrusté dans la montagne, son rond de cuir dans son fauteuil, et lui dans son rond de cuir. Alors il comprend qu’il est là comme au pilori, et qu’on a mis le pilori aussi haut pour que sa honte se vît de plus loin... Et le défilé continue, village par village, ceux de la frontière suisse menant d’immenses troupeaux, ceux de la Saar poussant leurs durs outils de fer dans des wagons à minerais. Puis les villes arrivent, tout le peuple des filatures, les tanneurs, les tisserands, les ourdisseurs, les bourgeois, les prêtres, les rabbins, les magistrats, des robes noires, des robes rouges... Voilà le tribunal de Colmar, son vieux président en tête. Et Dollinger, mourant de honte, essaie de cacher sa figure, mais ses mains sont paralysées ; de fermer les yeux, mais ses paupières restent immobiles et droites. Il faut qu’il voie et qu’on le voie, et qu’il ne perde pas un des regards de mépris que ses collègues lui jettent en passant...
Ce juge au pilori, c’est quelque chose de terrible ! Mais ce qui est plus terrible encore, c’est qu’il a tous les siens dans cette foule, et que pas un qui n’a l’air de le reconnaître. Sa femme, ses enfants passent devant lui en baissant la tête. On dirait qu’ils ont honte, eux aussi ! Jusqu’à son petit Michel qu’il aime tant, et qui s’en va pour toujours sans seulement le regarder. Seul, son vieux président s’est arrêté une minute pour lui dire à voix basse :
« Venez avec nous, Dollinger. Ne restez pas là, mon ami... »
Mais Dollinger ne peut pas se lever. Il s’agite, il appelle, et le cortège défile pendant des heures ; et lorsqu’il s’éloigne au jour tombant, toutes ces belles vallées pleines de clochers et d’usines se font silencieuses. L’Alsace entière est partie. Il n’y a plus que le juge de Colmar qui reste là-haut, cloué sur son pilori, assis et inamovible...
... Soudain la scène change. Des ifs, des croix noires, des rangées de tombes, une foule en deuil. C’est le cimetière de Colmar, un jour de grand enterrement. Toutes les cloches de la ville sont en branle. Le conseiller Dollinger vient de mourir. Ce que l’honneur n’avait pas pu faire, la mort s’en est chargée. Elle a dévissé de son rond de cuir le magistrat inamovible, et couché tout de son long l’homme qui s’entêtait à rester assis...
Rêver qu’on est mort et se pleurer soi-même, il n’y a pas de sensation plus horrible. Le cœur navré, Dollinger assiste à ses propres funérailles ; et ce qui le désespère encore plus que sa mort, c’est que, dans cette foule immense qui se presse autour de lui, il n’a pas un ami, pas un parent. Personne de Colmar, rien que des Prussiens ! Ce sont des soldats prussiens qui ont fourni l’escorte, des magistrats prussiens qui mènent le deuil, et les discours qu’on prononce sur sa tombe sont des discours prussiens, et la terre qu’on lui jette dessus et qu’il trouve si froide est de la terre prussienne, hélas !
Tout à coup la foule s’écarte, respectueuse ; un magnifique cuirassier blanc s’approche, cachant sous son manteau quelque chose qui a l’air d’une grande couronne d’immortelles. Tout autour on dit :
« Voilà Bismarck !... voilà Bismarck !... » Et le juge de Colmar pense avec tristesse :
« C’est beaucoup d’honneur que vous me faites, monsieur le comte, mais si j’avais là mon petit Michel... »
Un immense éclat de rire l’empêche d’achever, un rire fou, scandaleux, sauvage, inextinguible.
« Qu’est-ce qu’ils ont donc ? » se demande le juge, épouvanté. Il se dresse, il regarde...
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